Thursday, October 31, 2013

La triche (66 - 2)


          Dès le départ de l’avion pour Chicago, nous nous retrouvions dans le ciel sans nuages de Los Angeles, près du hublot, avec une vue formidable qui embrassait dans son entièreté la vastitude de notre ville tentaculaire, avec la netteté de qualité cartographique que permet la clarté de l’air, avec le dessin des rues, la forme des maisons, évidemment toutes petites mais curieusement très discernables. L’aéroport, LAX, étant situé du côté de l’océan, on voit d’abord la sage Santa Monica, avec ses maisons alignées sur ses rues droites, en dépit de la variation des quelques collines qui la placent par une ondulation un peu au-dessus de l’océan, ondulation qui sera pratique le jour du tsunami. Puis c’est Wilshire le Haut, un peu plus loin, qui protège son long boulevard par des buildings, comme la chaîne de dominos debout qu’on peut voir dans certaines vidéos de Youtube (mais ne faites pas tomber le premier, j’habite à côté du dernier). Westwood, Downtown montrent leurs pâtés encore un peu plus hauts, un peu plus nombreux. Berverly Hills, complètement désordonnée, dégouline sur ses collines de villas et de jardins. Culver City est fidèle à sa monotonie régulière. Les autoroutes, ces fleuves de la Ville, avec leurs échangeurs, nœuds en croix tissés dans du béton, relient les différents quartiers, permettent d’en éviter certains, irriguent la ville qui ne s’arrête pas à l’Est, ou pas tout de suite car elle grimpe tant qu’elle peut sur les montagnes et jusqu’aux portes du désert. C’est la route, elle, qui ne s’arrête pas : elle ne craint ni le désert, ni les montagnes, ni les frontières d’État ou un soleil moins doux.




            Le désert… Que ne voit-on pas du haut de cet avion, toujours sans nuages pour nous y priver des spectacles de la terre ! Le plus impressionnant du spectacle (pardonnez-moi tout le vocabulaire pompeux et les phrases emphatiques qui risquent de suivre) est qu’il ne s’arrête jamais : ce sont des mers de sable sur un océan de rocs, des marées jaunes et d’étonnants lacs secs de terre rouge ; ce sont des montagnes, jadis déformées par les eaux des ruisseaux, aujourd’hui façonnées par les vents, qu’elles soient bien polies ou mal polies ; c’est enfin, au loin, la Vallée de la Mort, qui hélas ! ne porte pas son nom pour rien (« Voyez-vous pas les squelettes de chevaux, les épaves de charrettes ? – Presque, en fait»), avec ses dunes que déplace l’air et ses étendues creusées par le sel entre de bas monts aux formes aléatoires et irrégulières. Cette vallée meurtrière, heureusement, n’est qu’à cet arrière-plan qu’est l’horizon, et notre désert, celui des vagues jaunes ou brunes et des taches rouges, est traversé par une maigre rivière, comme une route que l’eau trace dans la perspective, une sorte de freeway pour les poissons désireux de s’échapper des montagnes, espèce de garde-manger pour des pêcheurs sans doute inexistants. Quelques champs ronds, desquels l’artificialité est difficile de ne pas soupçonner, forment des pois verts sur un sol qu’on croit brun clair, comme en Arabie Saoudite ou en Israël, mais en dehors de cela, rien. Dans ce désert, on surprend quelques groupes de maisons, ou en tout cas de bâtiments, sur cette surface qui n’a pourtant d’autre intérêt qu’esthétique : bases militaires ? prisons ? entrepôts ? stations-service sur la route de Vegas ?

Tiens ! Surprise qui n’en est pas une, base secrète et célèbre du vice au milieu du désert, Las Vegas étale ses pâtés de maisons tout autour du Las Vegas boulevard, dont vous savez qu’on l’appelle le « Strip »,  et dont les bâtiments détonnent, même de haut, par leurs formes excentriques : pyramide, château fort, tours de Manhattan écharpées d’un grand huit, tour Eiffel, élégantes vagues architecturales du Encore et du Wynn. Imaginez une agglomération au milieu du Sahara : c’est un peu l’impression que Las Vegas fait de haut, avec les chameaux et les kamikazes en moins. A quelques pas aériens de là, le lac magnifique où s’abreuve Las Vegas, le lac Mead , le lac aux rameaux délicats de ses bras en étoile, le bijou bleu qu’elle assèche pour faire boire ses habitants, les nettoyer de temps à autre, et faire sauter des fontaines au-dessus des immeubles (voyez le Bellagio). Oui : Las Vegas répond à l’exclamation que vous avez peut-être laissé échapper intérieurement : « Mais les maisons osent encore composer des villes au milieu du désert ! », elle y répond par un désastre écologique, qui n’est pas le moindre de ceux que cette cité barbare enfante. Allez donc faire du jet ski sur le lac pour protester !

Puis le désert recommence, pour de vrai cette fois-ci, et dans des dimensions que l’avion seul permettait d’appréhender, à défaut de satellite ou de navette spatiale. Le désert précédant était étendu, celui-ci est construit et étendu : ce n’est plus seulement du sable ou une terre brûlée, mais le labyrinthe bigarré des canyons de l’Ouest des États-Unis, le fromage rongé de ses falaises multiples, les veines du désert creusant toujours les montagnes desséchées, lits de rivières qui ne leur servent plus qu’à acheminer les regards fascinés des touristes en avion. On suit des yeux la colonne vertébrale des montagnes et, excusez du peu, on survole le Grand Canyon, du haut duquel, semble-t-il, la beauté devient presque banale. Avec lui, des touffes d’herbes pâlies surplombent des gouffres et des vallées où, apparemment, la terre rougit d’être photographiée. Par endroits, le ciel commence à fumer de quelques nuages, qui ne sont pas assez denses ni proches pour vous cacher ce spectacle, mais qui sont des canyons de vapeur sur les canyons de pierre, et sont aussi parfois de ceux qui peuvent vous perdre, après avoir étourdi vos yeux.

Alors, les hôtesses de l’air essaient, en vain, de divertir les passagers d’un spectacle de tant de beauté : « Si nous nous écrasons dans cette étendue de chefs-d’œuvre naturels, si l’avion laisse exploser son nez luisant dans le sable des canyons, si nous crevons à côté d’un lac époustouflant ou d’une dune admirable, n’oubliez pas de sortir le masque à gaz qui descendra devant votre siège avant de jeter vos derniers regards sur l’existence fabuleuse que Dieu vous avait donnée pour accomplir ce voyage de tant de merveilles insoupçonnées. »

Les nuages se poursuivent en haillons, et derrière eux se révèle toujours la peau rougie de la terre. Youhou, Bryce, où es-tu, veut-on crier à l’Utah, dans l’élan de curiosité que nous procure notre fascination. La peau fripée des roches magistrales, la queue bleue des lacs entre les montagnes continuent de s’entre pénétrer comme les pièces tectoniques du puzzle gigantesque qui fut assemblé au moment de la Genèse, à ceci près que le créateur avait lui-même fabriqué tous les morceaux (tricheur !). Le grain du roc, du récif, de l’écueil asséché cent-vingt fois habille les montagnes brisées et éparpillées dans le vent et dans la chaleur, sous les ciels, qui sont des rêves bleus au-dessus des cauchemars rouges infligés au sol par les colères du soleil –vous comprendrez qu’il vaut mieux ne pas s’y déplacer à pied, et heureusement c’est impossible. Ces gorges forment sur la surface inhabitée des rameaux, des étoiles, des serpents, ondulent et se brisent, rêvent comme les fleurs sur les motifs du papier peint, et dans leur passion à s’enlabyrinthiser dessinent à travers les vallées des chemins pour l’eau, voies sans commencement et sans fin, ne menant pas ailleurs que nulle part. Succèdent alors aux canyons des canyons de canyons, et du haut de l’avion la croûte terrestre semble toute craquelée de ces fissures abyssales, si bien qu’on a peine à croire que toute cette géologie gigantesque entre dans la superficie des États-Unis d’Amérique du Nord. 

Oh ! D’après ces paysages, ou plutôt ce paysage ininterrompu, renouvelé sans cesse dans ses formes mais pas dans ses lois, où sans nul doute le petit caillou doit receler autant d’étonnement potentiel que la plus haute falaise, Dieu doit être quelque chose de très impressionnant, et quiconque a besoin de comprendre l’expression de Nouveau monde doit venir dans ces étendues vierges, s’y perdre et ensuite demander pardon pour le sacrilège de son ignorance.

On vagabonde dans ses pensées et ses photos, on se fait des réflexions stupides sur le caractère dérisoire de sa petite existence et l’impossibilité de tout connaître, on se croit quelque part philosophe sans le savoir et les canyons rouges, gris, jaunes se mettent à verdir : c’est le Midwest qui arrive. A ce moment-là, la végétation bave de tout son vert sur la caillasse, qui elle-même abandonne ses avalanches à la vallée ; un canyon bleu-gris rencontre le canyon jaune ; tous deux à la fois serpentent et sont parallèles –les serpents s’en sont-ils inspiré, pour inventer leurs danses ? La plate tête des plateaux redevient chevelue, mais uniquement des cheveux ras de quelques champs, que ni l’audace de l’homme, ni son ingéniosité et son mépris de l’équilibre des éléments n’ont encore poussé à étendre au-dessus du creux des canyons dans la montagne. Les rivières se font moins discrètes, n’ont plus peur du soleil et alimentent de moins en moins timidement l’élément végétal.

Si j’avais su que je dévorerais un jour la crêpe des États-Unis des yeux ! Ce pancake inondé de flash foods, de chocolate chips en rochers (Ferrero ?), de confitures de verdure et de sauces limpides qui se réunissent en lacs d’agate chocolat au lait, me faisaient saliver comme au-dessus des rocs du désert je craquais pour les Twix incroquables et les Mars glacés par le soleil qu’offraient les restes de leurs montagnes dans la poussière.

A suivre...


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