Ces après-midi de la
route 66 finissaient souvent par se confondre avec le soir. Les
déjeuners tardifs, comme dans les jours de vacances ou de grasse
matinée, faisaient notre pain quotidien et notre heureux lot
commun, obéissant aux impératifs du voyage et à ceux, plus sévères
encore, de la paresse et du besoin d'indépendance. Fallait-il
repousser un repas pour la contemplation d'un paysage, la découverte
d'un village ou l'approche d'une curiosité géologique ? Notre
estomac l'accordait toujours volontiers à nos yeux, et nos mémoires
étonnées l'en remerciaient. A vrai dire, il arrivait souvent que le
volant s'ennuie : les routes droites se succédaient, à moins
que ne se présente, de temps à autre, le hasard d'un plateau
rocheux à contourner. Nos roues glissaient tranquillement, goûtant
la texture des routes d'Arizona après avoir goûté celles du Kansas
ou du Nouveau Mexique, d'une saveur légèrement différente, nous
disait Denise. Un flegme de rock
progressif planait d'ans l'espace.
Nous
étions immergés dans tout ce que ne pouvait pas capter l'objectif
de l'appareil photos : l'immensité, le mouvement, la lumière
changeante, la fraîcheur du vent, ou pour paraître parodier avec
cuistrerie les poètes, l'expansion
de l'âme. Voici Joseph
City, qui s'indique sur un écriteau de métal sur le côté de la
route, panneau même pas rouillé, mais qu'on sent fait de matériel
agricole recyclé, allez savoir pourquoi. Quelques miles
plus loin, Jack
Rabbit, le lapin de la route 66, dont la profession principale est de
garder un énième trading
post.
Nous n'avions toujours pas percé le mystère de ces trading
posts
encore plus isolés et moins peuplés que les villages : comment
vivre du commerce dans un pays où l'on rencontre plus de Hopis et de
Cheyennes que de touristes ? Peut-être l'époque d'Internet
signe-t-elle justement le début d'une ère nouvelle pour ces Indiens
des plaines, qui pourront, grâce aux drones d'Amazon et aux
campagnes Google
AdSense,
vendre des colliers de pierre et des poteries peintes aux Australiens
et aux Chinois.
Le plongeon le plus ample, le plus profond, le plus beau même, demeurait toutefois celui que nous faisions dans les grands couchers de soleil. Couleur, lumière, immensité, impressions, encore vous. La taille de la scène égalait la grandeur du ciel, et le rideau d'aucun nuage ne venait troubler le spectacle, si ce n'était pour le rehausser ici et là de quelques reflets, de pâleurs dans la couleur ou de nuances dans la lumière. Voilà le moment où le soleil adopte la teinte de la terre qu'il brûle pendant la journée, comme un caméléon victime des brûlures qu'il infligea lui-même, à un sol qui semble toujours incandescent
.
Comment,
d'ailleurs, ne pas penser, devant le soleil couchant, aux couleurs du
levant ? Aux nombreux débats, rationnels, sur l'étymologie du
nom de l'Etat, il faut ajouter une proposition, irrationnelle mais
bien plus juste. Arizona, en effet, fait penser au rising
sun,
symbole des grands commencements, mais vient plus probablement de to
arise,
qui signifie bien cette naissance au monde, cet avènement de
quelque chose. Le vrai nouveau monde, le far
west
rêvé par les Européens, ou wild
west selon
l'expression locale, c'est bel et bien l'Ouest américain, avec ses
paysages de grands films, qu'on sent se tourner dans notre dos.
Comme
il arrive souvent dans ces circonstances, et puisque les bonnes
choses ont une fin (expression pourtant généralement non valable
sur la 66), le soleil couchant ne tarde pas à se changer en soleil
couché. Il est temps de rejoindre un motel sur les bords du prochain
freeway
que croise la Mother road.
Ces aires d'autoroute à l'américaine répondent toutes au même
schéma d'urbanisme et de commerce : un échantillon des chaînes
motelières d'Amérique, Motel 6, Super Inn, Super 8, associé à un
panaché de fast-foods vous laissant le choix entre McDonalds, Carl's
Junior, Panda Express ou Taco Bell, aires situées parfois à
l'emplacement d'un simili village qui n'avait pourtant rien d'autre
qu'un nom. Notre menu du soir sera un Taco Bell sur lit de Motel 6,
spécialité de la west coast
s'il en est. Le désir de tromper ma mauvaise conscience par un peu
de générosité alimentaire me fait me rendre compte que tous les
mendiants sont ici des Indiens, de même qu'ils étaient mexicains au
Nouveau Mexique ou blacks à Chicago. On a beau être au courant,
cela fait un peu froid dans le dos. La médaille d'or du rêve
américain aurait-elle un revers ?
No comments:
Post a Comment