Wednesday, September 21, 2016

Arizona (66-33) : Plaine, ma plaine



    Ces après-midi de la route 66 finissaient souvent par se confondre avec le soir. Les déjeuners tardifs, comme dans les jours de vacances ou de grasse matinée, faisaient notre pain quotidien et notre heureux lot commun, obéissant aux impératifs du voyage et à ceux, plus sévères encore, de la paresse et du besoin d'indépendance. Fallait-il repousser un repas pour la contemplation d'un paysage, la découverte d'un village ou l'approche d'une curiosité géologique ? Notre estomac l'accordait toujours volontiers à nos yeux, et nos mémoires étonnées l'en remerciaient. A vrai dire, il arrivait souvent que le volant s'ennuie : les routes droites se succédaient, à moins que ne se présente, de temps à autre, le hasard d'un plateau rocheux à contourner. Nos roues glissaient tranquillement, goûtant la texture des routes d'Arizona après avoir goûté celles du Kansas ou du Nouveau Mexique, d'une saveur légèrement différente, nous disait Denise. Un flegme de rock progressif planait d'ans l'espace.

    Nous étions immergés dans tout ce que ne pouvait pas capter l'objectif de l'appareil photos : l'immensité, le mouvement, la lumière changeante, la fraîcheur du vent, ou pour paraître parodier avec cuistrerie les poètes, l'expansion de l'âme. Voici Joseph City, qui s'indique sur un écriteau de métal sur le côté de la route, panneau même pas rouillé, mais qu'on sent fait de matériel agricole recyclé, allez savoir pourquoi. Quelques miles plus loin, Jack Rabbit, le lapin de la route 66, dont la profession principale est de garder un énième trading post. Nous n'avions toujours pas percé le mystère de ces trading posts encore plus isolés et moins peuplés que les villages : comment vivre du commerce dans un pays où l'on rencontre plus de Hopis et de Cheyennes que de touristes ? Peut-être l'époque d'Internet signe-t-elle justement le début d'une ère nouvelle pour ces Indiens des plaines, qui pourront, grâce aux drones d'Amazon et aux campagnes Google AdSense, vendre des colliers de pierre et des poteries peintes aux Australiens et aux Chinois.


      Le plongeon le plus ample, le plus profond, le plus beau même, demeurait toutefois celui que nous faisions dans les grands couchers de soleil. Couleur, lumière, immensité, impressions, encore vous. La taille de la scène égalait la grandeur du ciel, et le rideau d'aucun nuage ne venait troubler le spectacle, si ce n'était pour le rehausser ici et là de quelques reflets, de pâleurs dans la couleur ou de nuances dans la lumière. Voilà le moment où le soleil adopte la teinte de la terre qu'il brûle pendant la journée, comme un caméléon victime des brûlures qu'il infligea lui-même, à un sol qui semble toujours incandescent
.

    Comment, d'ailleurs, ne pas penser, devant le soleil couchant, aux couleurs du levant ? Aux nombreux débats, rationnels, sur l'étymologie du nom de l'Etat, il faut ajouter une proposition, irrationnelle mais bien plus juste. Arizona, en effet, fait penser au rising sun, symbole des grands commencements, mais vient plus probablement de to arise, qui signifie bien cette naissance au monde, cet avènement de quelque chose. Le vrai nouveau monde, le far west rêvé par les Européens, ou wild west selon l'expression locale, c'est bel et bien l'Ouest américain, avec ses paysages de grands films, qu'on sent se tourner dans notre dos.

    Comme il arrive souvent dans ces circonstances, et puisque les bonnes choses ont une fin (expression pourtant généralement non valable sur la 66), le soleil couchant ne tarde pas à se changer en soleil couché. Il est temps de rejoindre un motel sur les bords du prochain freeway que croise la Mother road. Ces aires d'autoroute à l'américaine répondent toutes au même schéma d'urbanisme et de commerce : un échantillon des chaînes motelières d'Amérique, Motel 6, Super Inn, Super 8, associé à un panaché de fast-foods vous laissant le choix entre McDonalds, Carl's Junior, Panda Express ou Taco Bell, aires situées parfois à l'emplacement d'un simili village qui n'avait pourtant rien d'autre qu'un nom. Notre menu du soir sera un Taco Bell sur lit de Motel 6, spécialité de la west coast s'il en est. Le désir de tromper ma mauvaise conscience par un peu de générosité alimentaire me fait me rendre compte que tous les mendiants sont ici des Indiens, de même qu'ils étaient mexicains au Nouveau Mexique ou blacks à Chicago. On a beau être au courant, cela fait un peu froid dans le dos. La médaille d'or du rêve américain aurait-elle un revers ?








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