Dès le départ de l’avion pour
Chicago, nous nous retrouvions dans le ciel sans nuages de Los Angeles, près du
hublot, avec une vue formidable qui embrassait dans son entièreté la vastitude
de notre ville tentaculaire, avec la netteté de qualité cartographique que permet
la clarté de l’air, avec le dessin des rues, la forme des maisons, évidemment
toutes petites mais curieusement très discernables. L’aéroport, LAX, étant
situé du côté de l’océan, on voit d’abord la sage Santa Monica, avec ses
maisons alignées sur ses rues droites, en dépit de la variation des quelques
collines qui la placent par une ondulation un peu au-dessus de l’océan,
ondulation qui sera pratique le jour du tsunami. Puis c’est Wilshire le Haut,
un peu plus loin, qui protège son long boulevard par des buildings, comme la
chaîne de dominos debout qu’on peut voir dans certaines vidéos de Youtube (mais
ne faites pas tomber le premier, j’habite à côté du dernier). Westwood,
Downtown montrent leurs pâtés encore un peu plus hauts, un peu plus nombreux.
Berverly Hills, complètement désordonnée, dégouline sur ses collines de villas
et de jardins. Culver City est fidèle à sa monotonie régulière. Les autoroutes,
ces fleuves de la Ville, avec leurs échangeurs, nœuds en croix tissés dans du
béton, relient les différents quartiers, permettent d’en éviter certains,
irriguent la ville qui ne s’arrête pas à l’Est, ou pas tout de suite car elle
grimpe tant qu’elle peut sur les montagnes et jusqu’aux portes du désert. C’est
la route, elle, qui ne s’arrête pas : elle ne craint ni le désert, ni les
montagnes, ni les frontières d’État ou un soleil moins doux.
Le désert… Que ne voit-on pas du
haut de cet avion, toujours sans nuages pour nous y priver des spectacles de la
terre ! Le plus impressionnant du spectacle (pardonnez-moi tout le
vocabulaire pompeux et les phrases emphatiques qui risquent de suivre) est
qu’il ne s’arrête jamais : ce sont des mers de sable sur un océan de rocs,
des marées jaunes et d’étonnants lacs secs de terre rouge ; ce sont des
montagnes, jadis déformées par les eaux des ruisseaux, aujourd’hui façonnées
par les vents, qu’elles soient bien polies ou mal polies ; c’est enfin, au
loin, la Vallée de la Mort, qui hélas ! ne porte pas son nom pour rien (« Voyez-vous
pas les squelettes de chevaux, les épaves de charrettes ? – Presque, en
fait. »), avec ses dunes que déplace l’air et ses étendues
creusées par le sel entre de bas monts aux formes aléatoires et irrégulières.
Cette vallée meurtrière, heureusement, n’est qu’à cet arrière-plan qu’est
l’horizon, et notre désert, celui des vagues jaunes ou brunes et des taches
rouges, est traversé par une maigre rivière, comme une route que l’eau trace
dans la perspective, une sorte de freeway pour les poissons désireux de
s’échapper des montagnes, espèce de garde-manger pour des pêcheurs sans doute
inexistants. Quelques champs ronds, desquels l’artificialité est difficile de
ne pas soupçonner, forment des pois verts sur un sol qu’on croit brun clair,
comme en Arabie Saoudite ou en Israël, mais en dehors de cela, rien. Dans ce
désert, on surprend quelques groupes de maisons, ou en tout cas de bâtiments,
sur cette surface qui n’a pourtant d’autre intérêt qu’esthétique : bases
militaires ? prisons ? entrepôts ? stations-service sur la route
de Vegas ?
Tiens ! Surprise qui n’en
est pas une, base secrète et célèbre du vice au milieu du désert, Las Vegas
étale ses pâtés de maisons tout autour du Las Vegas boulevard, dont vous
savez qu’on l’appelle le « Strip »,
et dont les bâtiments détonnent, même de haut, par leurs formes
excentriques : pyramide, château fort, tours de Manhattan écharpées d’un
grand huit, tour Eiffel, élégantes vagues architecturales du Encore et
du Wynn. Imaginez une agglomération au milieu du Sahara : c’est un
peu l’impression que Las Vegas fait de haut, avec les chameaux et les kamikazes
en moins. A quelques pas aériens de là, le lac magnifique où s’abreuve Las
Vegas, le lac Mead , le lac aux rameaux délicats de ses bras en étoile, le
bijou bleu qu’elle assèche pour faire boire ses habitants, les nettoyer de
temps à autre, et faire sauter des fontaines au-dessus des immeubles (voyez le Bellagio).
Oui : Las Vegas répond à l’exclamation que vous avez peut-être laissé
échapper intérieurement : « Mais les maisons osent encore composer
des villes au milieu du désert ! », elle y répond par un désastre
écologique, qui n’est pas le moindre de ceux que cette cité barbare enfante.
Allez donc faire du jet ski sur le lac pour protester !
Puis le désert recommence, pour
de vrai cette fois-ci, et dans des dimensions que l’avion seul permettait
d’appréhender, à défaut de satellite ou de navette spatiale. Le désert
précédant était étendu, celui-ci est construit et étendu : ce n’est plus
seulement du sable ou une terre brûlée, mais le labyrinthe bigarré des canyons
de l’Ouest des États-Unis, le fromage rongé de ses falaises multiples, les
veines du désert creusant toujours les montagnes desséchées, lits de rivières
qui ne leur servent plus qu’à acheminer les regards fascinés des touristes en
avion. On suit des yeux la colonne vertébrale des montagnes et, excusez du peu,
on survole le Grand Canyon, du haut duquel, semble-t-il, la beauté devient
presque banale. Avec lui, des touffes d’herbes pâlies surplombent des gouffres
et des vallées où, apparemment, la terre rougit d’être photographiée. Par
endroits, le ciel commence à fumer de quelques nuages, qui ne sont pas assez
denses ni proches pour vous cacher ce spectacle, mais qui sont des canyons de
vapeur sur les canyons de pierre, et sont aussi parfois de ceux qui peuvent vous
perdre, après avoir étourdi vos yeux.
Alors, les hôtesses de l’air
essaient, en vain, de divertir les passagers d’un spectacle de tant de
beauté : « Si nous nous écrasons dans cette étendue de chefs-d’œuvre
naturels, si l’avion laisse exploser son nez luisant dans le sable des canyons,
si nous crevons à côté d’un lac époustouflant ou d’une dune admirable,
n’oubliez pas de sortir le masque à gaz qui descendra devant votre siège avant
de jeter vos derniers regards sur l’existence fabuleuse que Dieu vous avait
donnée pour accomplir ce voyage de tant de merveilles insoupçonnées. »
Les nuages se poursuivent en
haillons, et derrière eux se révèle toujours la peau rougie de la terre.
Youhou, Bryce, où es-tu, veut-on crier à l’Utah, dans l’élan de curiosité que
nous procure notre fascination. La peau fripée des roches magistrales, la queue
bleue des lacs entre les montagnes continuent de s’entre pénétrer comme les
pièces tectoniques du puzzle gigantesque qui fut assemblé au moment de la
Genèse, à ceci près que le créateur avait lui-même fabriqué tous les morceaux
(tricheur !). Le grain du roc, du récif, de l’écueil asséché cent-vingt
fois habille les montagnes brisées et éparpillées dans le vent et dans la
chaleur, sous les ciels, qui sont des rêves bleus au-dessus des cauchemars
rouges infligés au sol par les colères du soleil –vous comprendrez qu’il vaut
mieux ne pas s’y déplacer à pied, et heureusement c’est impossible. Ces gorges
forment sur la surface inhabitée des rameaux, des étoiles, des serpents, ondulent
et se brisent, rêvent comme les fleurs sur les motifs du papier peint, et dans
leur passion à s’enlabyrinthiser dessinent à travers les vallées des chemins
pour l’eau, voies sans commencement et sans fin, ne menant pas ailleurs que
nulle part. Succèdent alors aux canyons des canyons de canyons, et du haut de
l’avion la croûte terrestre semble toute craquelée de ces fissures abyssales,
si bien qu’on a peine à croire que toute cette géologie gigantesque entre dans
la superficie des États-Unis d’Amérique du Nord.
Oh ! D’après ces paysages,
ou plutôt ce paysage ininterrompu, renouvelé sans cesse dans ses formes mais
pas dans ses lois, où sans nul doute le petit caillou doit receler autant
d’étonnement potentiel que la plus haute falaise, Dieu doit être quelque chose
de très impressionnant, et quiconque a besoin de comprendre l’expression de Nouveau
monde doit venir dans ces étendues vierges, s’y perdre et ensuite demander
pardon pour le sacrilège de son ignorance.
On vagabonde dans ses pensées et
ses photos, on se fait des réflexions stupides sur le caractère dérisoire de sa
petite existence et l’impossibilité de tout connaître, on se croit quelque part
philosophe sans le savoir et les canyons rouges, gris, jaunes se mettent
à verdir : c’est le Midwest qui arrive. A ce moment-là, la végétation bave
de tout son vert sur la caillasse, qui elle-même abandonne ses avalanches à la
vallée ; un canyon bleu-gris rencontre le canyon jaune ; tous deux à
la fois serpentent et sont parallèles –les serpents s’en sont-ils inspiré, pour
inventer leurs danses ? La plate tête des plateaux redevient chevelue,
mais uniquement des cheveux ras de quelques champs, que ni l’audace de l’homme,
ni son ingéniosité et son mépris de l’équilibre des éléments n’ont encore
poussé à étendre au-dessus du creux des canyons dans la montagne. Les rivières
se font moins discrètes, n’ont plus peur du soleil et alimentent de moins en
moins timidement l’élément végétal.
Si j’avais su que je dévorerais
un jour la crêpe des États-Unis des yeux ! Ce pancake inondé de flash
foods, de chocolate chips en rochers (Ferrero ?), de
confitures de verdure et de sauces limpides qui se réunissent en lacs d’agate
chocolat au lait, me faisaient saliver comme au-dessus des rocs du désert je
craquais pour les Twix incroquables et les Mars glacés par le
soleil qu’offraient les restes de leurs montagnes dans la poussière.
A suivre...