Le désert
du Nouveau Mexique nous fait goûter encore un peu au vide. Dans les
moments d'ivresse que donnent la grandeur des étendues et la
liberté, dans les instants de fascination désertique, notre âme
aurait presque vibré de représentations hallucinatoires comme le
poète de la chanson du groupe America dans A
horse with no name (qui, pour
l'anecdote, fut écrite un jour de pluie en Angleterre) : « I
was looking at all the life / There were plants and birds and things
/ There was sand and hills and rings... And the sky with no
clouds... » Croyez-moi,
les ivresses de liberté sont vraiment les plus belles, et je
sacrifierais beaucoup à leur Bacchus pour revivre une de celles-là
dans ma vie.
Mais comme
ce désert est 66, les stations-service anciennes se succèdent le
long de la route. Une fois sur trois, elles sont abandonnées,
vendues ou offertes à la sécheresse et à la végétation qui ose
pousser ici, nulle part. On trouve parfois à leurs côtés leurs
compagnes de l'autre époque, la carcasse (j'allais dire : le
squelette) de voitures des années 20 ou 30, jamais déplacées après
leur mort. C'est comme si ces restes constituaient une relique
vénérable à l'égal des idoles des totems indiens, comme si la
voiture, cet animal de métal, avait sa vie à soi et un esprit donné
par le grand Créateur du monde, qui n'a fait que se servir des mains
des hommes pour construire les usines et leurs machines. Cependant,
cet abandon des véhicules et des bâtiments est peut-être un signe
que la survie fut un jour plus sacrée que le besoin de vivre dans la
sécheresse et que des terres plus fertiles et plus riches
attendaient ces émigrés du désert.
Pourtant,
si cette partie de la route, qui traverse les plaines et falaises
tantôt pierreuses, tantôt broussailleuses, demeure en un sens
sacrée, c'est aux yeux des natifs.
C'est ici à peu près que commence la réserve indienne du peuple
navajo, qui rendit mythique cette portion de la route : la
prégnance de la culture traditionnelle à cet endroit est, pour les
voyageurs venus de l'Est, un véritable signe d'Ouest. Le Far West,
ou « Ouest Sauvage » pour les Américains, commence à
peu près par là, et si le Texas faisait penser aux cow-boys, cette
partie du Nouveau Mexique a aussi les Indiens. La terre rougit peu à
peu, elle ressemble de nouveau à celle du Texas ou de l’Oklahoma,
ou plutôt commence à ressembler à celle de l'Arizona. Nous
ne voyons encore rien que la plaine, mais cela commence à sentir le
trading post
à vingt kilomètres à la ronde.
Autre signe
annonciateur de l'Arizona, le temps se couvre. Les nuages du lointain
ne sont plus si éloignés. Après tout, comme l'heure du repas n'est
pas loin (14h), pourquoi ne pas s'arrêter dans la prochaine bourgade
déguster un burger à la sauce locale, ou un coyote chassé à la
flèche ?
Voici alors
Grants, qui est à peine un village. Grants, ce sont quelques maisons
le long de la route 66, qui fait office d'avenue principale. C'est là
que s'alignent les vintage motels
avec leurs vieux panneaux électriques. La ville dut son existence à
la construction du chemin de fer non loin de là (vous pouvez vous
bercer du roulement du train depuis certaines chambres de motels), et
son nom aux trois frères Grant, promoteurs ferroviaires pour la
ligne de Santa Fe. Nous entrons dans une pizzeria amérindienne au
thème hawaïen ; les posters de surf aux murs sonnent comme un
signe annonciateur de Santa Monica, qui nous attend, peut-être, au
bord de la plage quelque part au-delà des montagne.
Ici,
soit le temps laissé pour discuter nous fait traiter des sujets
autrement improbables, soit nous avons raison de nous poser la
question suivante : sauf orgueil occidental, COMMENT
les gens font-ils pour habiter si longtemps au milieu de nulle part ?
Encore, le Missouri, le Kansas je pouvais comprendre : c’est
vert, les jardins sont équivalents aux prairies, il y a des saisons,
des forêts, des chemins, de petites images d’Epinal américaines
au détour des vieilles routes. Mais dans cette terre aride, quoique
très belle par ailleurs ? Il faut sans doute une forme de
vocation, un amour de la terre des ancêtres ou la chance d’être
né ici et d’ignorer qu’on est dans un État des États-Unis
d’Amérique (mais si, vous savez, le pays avec New York et Los
Angeles).
Après
tout, pour les soirées d'hiver, il y a la télévision en couleur
dans les motels. (Si, si, je l'ai vu, c'était annoncé sur un
panneau lumineux.)
Un peu plus
loin sur la route, nous trouvons Gallup, « capitale indienne du
monde », excusez du peu. On est au centre de la réserve, et la
localité abonde de boutiques d'artisanat indien, des poteries aux
ponchos en passant par les santiags de cuirs colorés. Les bâtiments
eux-mêmes ont un style qui rappelle celui des peuples indiens, les
façades imitent la terre cuite avec moins de maladresse qu'à Santa
Fe, peut-être parce qu'une grande partie des habitants sont
véritablement des Indiens. Des fresques nombreuses colorent les murs
et invitent les touristes, du reste pas si nombreux, à la
consommation. C'est à Gallup que John Wayne vint s'installer pour
tourner ses westerns dans les plaines des environs.
Fait
notable pour la Route et le mythe de la ville, il y avait à Gallup,
encore dix ans avant notre arrivée, une route associée à la 66, la
Highway 666, dont le nom découlait naturellement de sa position (le
6e embranchement de la 66 qui commençait vers Gallup). Rapidement
surnommée « la route du diable », elle reçut la
réputation d'être particulièrement meurtrière, et la superstition
des conducteurs aidant, elle le devint effectivement, jusqu'à ce que
les voleurs apportent eux aussi leur pièce à l'édifice pour
renforcer la légende. Mieux valait éviter cette « route
maudite » que les chiffres faisaient entrer dans le palmarès
des vingt routes les plus dangereuses des États-Unis. Pour conjurer
le sort, le gouverneur Richardson prit la décision courageuse de
renommer la route en 491 (défiant ainsi le diable en personne ?), ce
qui fit rapidement chuter le nombre de victimes. Au fait, ce nouveau
baptême fut accompagné d'importants travaux de rénovation de la
chaussée, mais ceux-ci n'ont sans doute qu'un rapport très indirect
avec l'amélioration de la sécurité sur le tronçon.
***
Ah !
Nouveau Mexique ! Quel plaisir ce fut de te traverser... Même
si nous avons rencontré un moins grand nombre de tes habitants (mais
leur présence lointaine suffisait souvent à nous faire percevoir
l'aura de l'enchantment),
tu es en désert le bijou que le Missouri fut en verdure. Quels beaux
paysages pour explorer sur un iPod les crépitements de guitare de
Rodrigo y Gabriela ! Disons Rodrigo y Gabriela pour les villages
perdus dans les vallons, et ZZ Top pour les motards qui traversent le
désert en T-shirt avec seul un foulard sur le crâne : d'un côté,
un rythme sautillant, de l'autre, une ligne régulière.
Nous nous
souviendrons longtemps de ces villes, tantôt pleines de gringos
mexicanisés, tantôt riches en Mexicains gringoïsés, dans les
McDonalds et habillés aux couleurs de la mode américaine, aux bords
des territoires navajos, portes de l'Arizona.
No comments:
Post a Comment