Après Santa Fe, la route 66 descend légèrement : elle perd en altitude, pour rejoindre le plateau d'Albuquerque, et descend au Sud pour finir la boucle qu'elle décrit au Nouveau Mexique, le « Santa Fe loop ». Albuquerque apparaît alors, sur l'étendue d'une plaine, entourée des champs encore exploités et alimentés par le Rio Grande, responsable des îlots de verdure locale. La cité agricole n'est guère loin de sa cousine du désert, mais la différence de leur caractère reste assez marquée : autant Santa Fe semblait une ville américaine trempée dans un bain de Mexique, autant Albuquerque paraît une ville mexicaine trempée dans un bain d'Amérique. Ce n'est plus l'air mystérieux des couleurs festives éclatant dans le soleil, mais l'inquiétant mystère des nuits où tous les chats, tous les coyotes, sont gris.
Cette
relative impression d'insécurité à notre entrée dans la grande
agglomération est renforcée par le fait que nous y entrons à la
nuit tombée. Finies, les vitrines de Santa Fe, voilà des rues pas
très nettes, des maisons en moins bon état que les hôtels en
carton-pâte de la ville précédente. La police dans les rues. Les
filles qui dansent dans les clubs nocturnes. Quelque chose dans
l'atmosphère suggère que les trafiquants de drogue ou d'êtres
humains pourraient ne pas être trop loin – ou simplement les
bandits de grand chemin, héritiers des gangsters de westerns.
L'Arizona et la Californie ont chacun une frontière bien plus grande
avec le Mexique que le Nouveau Mexique, mais ici, la connexion se
sent dans l'air qu'on respire, pas la bonne connexion.
Peut-être
cette impression est-elle exagérée par rapport à la réalité :
il suffit parfois de passer par le mauvais endroit à des moments
suspects pour partir d'un mauvais sentiment. Alors, c'est peut-être
l'aspect un peu délabré de notre chambre de motel ou le panneau à
l'entrée qui nous ont influencés : « Chers hôtes !
Soyez les bienvenus et ne vous inquiétez pas, ici nous avons un
partenariat avec la police. » (Je transcris de mémoire.) Il
faut payer en cash. Les yeux du gérant de motel semblent nous dire,
comme si nous débarquions d'un pays différent : « Welcome
to New Mexico, gringos. On n’est pas au
courant, ici, que les années 50 sont finies, ni que les lois ont
changé (certaines ne changent jamais). Ne laissez rien dans votre
voiture et ne vous garez pas n’importe où. » (Certaines de
ces paroles n'ont d'ailleurs pas été dites que par ses yeux.)
Comme nous
décidons de rentrer en vie du dîner, nous tentons le Mc Donald's de
l'autre côté de la route, pour vérifier s'il y a un menu tacos et
des distributeurs de tequila à volonté pour les gringos de plus de
21 ans. Cette visite dans la célèbre chaîne de fast-food a dépassé
nos espérances et restera marquée d'un trait vert-cactus dans
l'histoire de nos vies personnelles : il y aura un avant et un
après. En entrant dans le restaurant, notre impression est proche de
celle que nous ressentions au Texas lorsque nous passions la porte
des saloons et que tous les chapeaux de cow-boys se retournaient en
même temps vers nous. Seule changeait la couleur de l'immersion :
ici, nous étions les seuls
blancs-becs dans une salle pourtant remplie. Les serveurs, le
personnel de ménage, les familles pauvres venues s'intoxiquer aux
menus à un dollar, tous étaient de type mexicain – même pas un
motard brûlé par le soleil sous un foulard de rocker pour me donner
tort. De quoi réfléchir sur le système fast-food : faire
vendre par des pauvres de la malbouffe à des pauvres, pour qu'ils
restent pauvres, et laisser remonter les dollars au siège social
d'Oak Brook dans l'Illinois. Et même pas de fontaines de tequila
pour rattraper.
La lumière
du lendemain nous permettait heureusement de marcher un peu dans le
quartier ancien duquel nous n'étions pas loin, de quoi améliorer
l'image que nous avions de la ville. Nous retrouvons les bâtiments à
façade blanche que l'on associe souvent à l'architecture mexicaine,
où pendent les piments, rouges, jaunes, verts, pour sécher avant de
s'installer tranquillement au fond d'un burrito. L'église, les
boutiques religieuses, les magasins de chapeaux ou d'artisanat local,
quelques cactus pour décorer, et nous retrouvons le vernis
touristique, mais nous lui pardonnons. Les habitants, quand ils ne
sont pas dans la fraîcheur de leur salon ou en train de boire
l'ombre de leur terrasse, ont la lenteur des pays chauds, le temps et
un calme plein de de toute façon :
ne suggèrent-ils pas que si l'on se tient calme, on peut aussi mener
une vie paisible à Albuquerque ?
Le beau
temps, toujours au rendez-vous depuis plusieurs jours, nous invite à
poursuivre notre découverte. C'est l'occasion de finir de traverser
la ville, de voir ses habitations hétéroclites, des bâtisses
traditionnelles mexicaines aux mobile-homes sédentarisés, en
passant par les constructions de bois et les pâtés de béton, avec
ou sans peinture.
Puis
revoilà la verdure, et quelques tracteurs prennent la route 66.
Plusieurs rivières coulent des montagnes pour alimenter cette vallée
du Rio Grande. Des vaches noires, des chevaux bruns regardent Denise
(notre voiture) passer, et l'on se sent comme bercé par la musique
du paysage, qui ressemble à celle de Veinte
anos de
Buena Vista Social Club, mi douce, mi mélancolique : « Si
las cosas que uno quiere... se pudieran alcanzar... »
Les repères
de civilisation s'effacent de nouveau pour quelques heures, au train
de marchandises près, que nous continuons de croiser, en jaune et
bleu. Il achemine ses marchandises dans des wagons dont le nombre
comporte trois chiffres, passant parfois sur de petits ponts de bois,
d'aspect plus rustique que les ponts métalliques du Midwest et du
Texas. Après la vieille station-service de Budville, c'est le
désert, sa rocaille mal dégrossie, quelques cactus par-ci, par-là,
et les flaques dans les trous de la vieille 66, où les oiseaux
viennent boire jusqu'au passage des voitures.
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