La frontière entre le
Nouveau Mexique et l'Arizona n'existe pas : c'est une ligne
tracée à la règle au milieu du désert. Le seul vrai territoire à
être marqué et visible dans le paysage, c'est le territoire indien,
la réserve des Navajos, que nous n'avons pas encore quittée. Cette
réserve est la réserve d'Indiens la plus étendue des États-Unis
et s'étend sur une partie des quatre États du four corner :
Arizona, Nouveau Mexique, Colorado, Utah, que l'on nomme ainsi parce
que leurs frontières dessinent sur la carte quatre carrés mis côte
à côte (cette géométrie très régulière montre encore que ces
frontières sont arbitraires, un peu à la manière des États des
anciennes colonies françaises d'Afrique, découpées à la règle par
des fonctionnaires ignorant presque tout des tribus et du terrain).
Les
tipis de Lupton ne font donc que confirmer notre présence en
territoire navajo, à ceci près qu'on les appelle ici wigwams.
Les Navajos utilisent les
hogans, huttes de bois
couvertes de terre séchée, qui isole au moins aussi bien que la
toile. Ces premiers wigwams que nous voyons ne sont pourtant pas
plantés dans le sol, à la hauteur des herbes et des scorpions :
ils se dressent en haut d'une falaise à une distance du bord qui
découragerait les somnambules. Cette situation en hauteur est
peut-être une manière d'attirer l’œil du touriste depuis le
lointain, pour l'inviter à consommer au trading post qui
se trouve juste en-dessous. Être vu de très loin est sans doute
vital pour ce genre de commerce, où les clients ne doivent pas
courir les plaines. A Gallup ou Santa Fe, on comprenait la présence
de ce genre de boutiques, dans les essaims de touristes au bord des
freeways. Ici, les
panneaux sensationnels font l'effet inhabituel d'un tourisme sans
touristes.
Les
falaises rouges découpées comme dans ces décors de western
(j'utilise trop le mot western, difficile de faire autrement en
Arizona, comme avec tequila
au Nouveau Mexique) alternent avec d'autres montagnes, plus
paresseuses, plus arrondies, et coiffées de milliers de petits
buissons secs. L'érosion révèle au spectateur, c'est-à-dire aux
voyageurs à leur tribune décapotée, les palettes dégradées, les
rayures des strates géologiques dessinées par la nature en des
temps plus anciens, encore plus anciens que celui des Indiens. Voici
quelques tentes, quelques maisons de fortune au milieu des plaines,
quelques jardins dont le fond se perd dans l'horizon, demeures faites
pour ceux qui aiment encore le contact de la terre
et la vie dans les grands espaces, qui doit avoir son charme, à
condition peut-être d'y être né.
La Route, qui connut le
Rio Grande d'Albuquerque, s'apprête désormais à rencontrer une
autre rivière, tout aussi mythique et dont le nom est évocateur :
le Colorado, rivière rouge comme celle de la chanson, dont le cours,
malgré la terre qu'il semble charrier, malgré l'épaisse bave de
glaise liquide, alimente encore quelques villages du XIXe siècle,
villages de colons repris par les nations indiennes ayant quitté
leurs tentes, de sorte que grâce à eux vivent encore ces bourgades,
où l'on se sert quotidiennement encore de santiags et de
colts.
Holbrook est l'un de ces
villages. A part quelques gun shows
et quelques pauses café sur la route, il ne semble pas s'y passer
grand chose, du moins à notre époque, si ce n'est la rencontre de
trois voies parlant le langage de la vitesse : celles du train,
de la rivière et de la Route, qui a son nom sur les pavés du
trottoir (à la manière d'une certaine ville de LA dont le nom
commence par les trois mêmes lettres). Dans ce village indien en
terre indienne, l'économie repose comme de bien entendu sur
l'immortel trading post ;
ou en tout cas, tout ce qui n'est pas ici un saloon
de motards est un trading post.
Il n'y a pas de doute : les habitants ont la peau rouge comme
ceux du Nouveau Mexique l'avaient tannée. Un bref tour de la
localité avant un déjeuner tardif nous fait croiser des femmes :
on rencontre ici des mères dont l'âge commence par un 1, et des
grands-mères dont l'âge commence par un 3, à vue de nez du moins.
Des enfants près d'un petit supermarché nous font penser que la
nation navajo ne roule pas sur l'or de l'Arizona - « Regardez,
camarades enfants indiens : c’est mieux qu’un riche :
c’est un homme généreux ! »
Le wigwam motel a
rendu Holbrook fameux sur la route 66 : vous pouvez y dormir dans une
tente indienne reconstituée en béton (pour le froid de la nuit,
tout de même, car on n'y fait pas de feu). Les tentes sont plantées
bien profondément, devant le bureau de la réception, lui situé
dans un bâtiment plus moderne avec des chambres classiques pour ceux
que la forme pointue des wigwams effraierait. Devant chaque
tente, ou presque, une voiture de collection, une bonne vieille
Cadillac, Chevrolet ou Ford old style
rappelle que vous faites aussi un voyage dans le temps, ou dans un
décor de cinéma. Lovely sixties : le
vieux tube Shotgun wedding
de Roy C représenterait bien cette atmosphère où se mêlent
cow-boys et souvenirs des années 60 musicales.
Devant
le trading post du
wigwam motel, nous faisons la rencontre de Richard, qui nous apprend
que le lieu est plein, booked out
pour ce soir. Sans doute en consolation de ce no vacancy,
il nous parle d'autres rêves, les siens – ceux des Indiens
sont-ils si différents de ceux des touristes ?
Si
les Navajos sont connus pour leurs peintures sur poteries, sur
ardoise ou sur sable, Richard peint les paysages de son pays, de sa
patrie dans la patrie qu'est le territoire navajo aux États-Unis,
et vient les vendre chaque semaine dans les boutiques qui passent
commande (bientôt un lien sur ce blog pour lui en commander en
ligne). Il avait fait son service militaire en Europe sous la
bannière de l'oncle Sam, mais s'il fallait un jour défendre contre
des Américains la terre de ses ancêtres, il était prêt à le
faire aussi. Pourtant, nous sentions que les nations indiennes sont
en train de vivre une nouvelle époque, celle d'une mondialisation
interne, à travers notamment les mariages mixtes : lui-même
issu de la tribu Hopi, il avait épousé une Navajo à origines
cheyennes. Tel est le multiculturalisme d'Arizona.
Sur les étagères des
trading posts, entre les
porte-monnaie en cuir à franges et les cendriers de céramique, nous
découvrons nos premières roches en forme de bois. Ces morceaux de
troncs d'arbres fossilisés, vieux de quelque 200 millions d'années,
se sont gorgés de silice après avoir été enfouis dans le sol. Le
lent soulèvement de la terre associé à l'érosion a fait remonter
ce bois devenu pierre jusqu'à l'étonnement des géologues et donné
le titre de petrified forest
au parc naturel du coin, qui est l'un des trois grands que comporte
l'Arizona, avec celui du Grand Canyon et celui de Saguado, où l'on
trouve les cactus dessinés sur les paquets de chips triangulaires
mexicaines. Les troncs d'arbres fossilisés ont trouvé le moyen de
nous fasciner, mais la course que nous avions à mener contre un
train de marchandises ne nous laissait pas le temps de reconstituer
les troncs à partir des mille et uns morceaux laissés dans les
rayons des boutiques ou au détour des chemins. Car oui, allez les
voir, il y en a encore des tonnes par terre, gratuits.
L'après-midi d'Arizona
était douce ; la décapotation apportait les ingrédients
nécessaires à cette douceur, douceur particulière au voyage dans
l'Ouest américain, le vent et le soleil. Les paysages ne cessaient
d'être immenses ; ils portaient leurs plateaux colorés dans le
lointain, leurs villages dans le vide. Le western était
partout, nulle part, dans nos cerveaux, dans l'air, dans nos
souvenirs de films qui se reconnaissaient là comme dans le vaste
miroir de la réalité.
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