Friday, March 25, 2016

Arizona (66-32) : Conduite entre les tipis



     La frontière entre le Nouveau Mexique et l'Arizona n'existe pas : c'est une ligne tracée à la règle au milieu du désert. Le seul vrai territoire à être marqué et visible dans le paysage, c'est le territoire indien, la réserve des Navajos, que nous n'avons pas encore quittée. Cette réserve est la réserve d'Indiens la plus étendue des États-Unis et s'étend sur une partie des quatre États du four corner : Arizona, Nouveau Mexique, Colorado, Utah, que l'on nomme ainsi parce que leurs frontières dessinent sur la carte quatre carrés mis côte à côte (cette géométrie très régulière montre encore que ces frontières sont arbitraires, un peu à la manière des États des anciennes colonies françaises d'Afrique, découpées à la règle par des fonctionnaires ignorant presque tout des tribus et du terrain).




     Les tipis de Lupton ne font donc que confirmer notre présence en territoire navajo, à ceci près qu'on les appelle ici wigwams. Les Navajos utilisent les hogans, huttes de bois couvertes de terre séchée, qui isole au moins aussi bien que la toile. Ces premiers wigwams que nous voyons ne sont pourtant pas plantés dans le sol, à la hauteur des herbes et des scorpions : ils se dressent en haut d'une falaise à une distance du bord qui découragerait les somnambules. Cette situation en hauteur est peut-être une manière d'attirer l’œil du touriste depuis le lointain, pour l'inviter à consommer au trading post qui se trouve juste en-dessous. Être vu de très loin est sans doute vital pour ce genre de commerce, où les clients ne doivent pas courir les plaines. A Gallup ou Santa Fe, on comprenait la présence de ce genre de boutiques, dans les essaims de touristes au bord des freeways. Ici, les panneaux sensationnels font l'effet inhabituel d'un tourisme sans touristes.

     Les falaises rouges découpées comme dans ces décors de western (j'utilise trop le mot western, difficile de faire autrement en Arizona, comme avec tequila au Nouveau Mexique) alternent avec d'autres montagnes, plus paresseuses, plus arrondies, et coiffées de milliers de petits buissons secs. L'érosion révèle au spectateur, c'est-à-dire aux voyageurs à leur tribune décapotée, les palettes dégradées, les rayures des strates géologiques dessinées par la nature en des temps plus anciens, encore plus anciens que celui des Indiens. Voici quelques tentes, quelques maisons de fortune au milieu des plaines, quelques jardins dont le fond se perd dans l'horizon, demeures faites pour ceux qui aiment encore le contact de la terre et la vie dans les grands espaces, qui doit avoir son charme, à condition peut-être d'y être né.



     La Route, qui connut le Rio Grande d'Albuquerque, s'apprête désormais à rencontrer une autre rivière, tout aussi mythique et dont le nom est évocateur : le Colorado, rivière rouge comme celle de la chanson, dont le cours, malgré la terre qu'il semble charrier, malgré l'épaisse bave de glaise liquide, alimente encore quelques villages du XIXe siècle, villages de colons repris par les nations indiennes ayant quitté leurs tentes, de sorte que grâce à eux vivent encore ces bourgades, où l'on se sert quotidiennement encore de santiags et de colts.

     Holbrook est l'un de ces villages. A part quelques gun shows et quelques pauses café sur la route, il ne semble pas s'y passer grand chose, du moins à notre époque, si ce n'est la rencontre de trois voies parlant le langage de la vitesse : celles du train, de la rivière et de la Route, qui a son nom sur les pavés du trottoir (à la manière d'une certaine ville de LA dont le nom commence par les trois mêmes lettres). Dans ce village indien en terre indienne, l'économie repose comme de bien entendu sur l'immortel trading post ; ou en tout cas, tout ce qui n'est pas ici un saloon de motards est un trading post. Il n'y a pas de doute : les habitants ont la peau rouge comme ceux du Nouveau Mexique l'avaient tannée. Un bref tour de la localité avant un déjeuner tardif nous fait croiser des femmes : on rencontre ici des mères dont l'âge commence par un 1, et des grands-mères dont l'âge commence par un 3, à vue de nez du moins. Des enfants près d'un petit supermarché nous font penser que la nation navajo ne roule pas sur l'or de l'Arizona - « Regardez, camarades enfants indiens : c’est mieux qu’un riche : c’est un homme généreux ! »

     Le wigwam motel a rendu Holbrook fameux sur la route 66 : vous pouvez y dormir dans une tente indienne reconstituée en béton (pour le froid de la nuit, tout de même, car on n'y fait pas de feu). Les tentes sont plantées bien profondément, devant le bureau de la réception, lui situé dans un bâtiment plus moderne avec des chambres classiques pour ceux que la forme pointue des wigwams effraierait. Devant chaque tente, ou presque, une voiture de collection, une bonne vieille Cadillac, Chevrolet ou Ford old style rappelle que vous faites aussi un voyage dans le temps, ou dans un décor de cinéma. Lovely sixties : le vieux tube Shotgun wedding de Roy C représenterait bien cette atmosphère où se mêlent cow-boys et souvenirs des années 60 musicales.

     Devant le trading post du wigwam motel, nous faisons la rencontre de Richard, qui nous apprend que le lieu est plein, booked out pour ce soir. Sans doute en consolation de ce no vacancy, il nous parle d'autres rêves, les siens – ceux des Indiens sont-ils si différents de ceux des touristes ?

    Si les Navajos sont connus pour leurs peintures sur poteries, sur ardoise ou sur sable, Richard peint les paysages de son pays, de sa patrie dans la patrie qu'est le territoire navajo aux États-Unis, et vient les vendre chaque semaine dans les boutiques qui passent commande (bientôt un lien sur ce blog pour lui en commander en ligne). Il avait fait son service militaire en Europe sous la bannière de l'oncle Sam, mais s'il fallait un jour défendre contre des Américains la terre de ses ancêtres, il était prêt à le faire aussi. Pourtant, nous sentions que les nations indiennes sont en train de vivre une nouvelle époque, celle d'une mondialisation interne, à travers notamment les mariages mixtes : lui-même issu de la tribu Hopi, il avait épousé une Navajo à origines cheyennes. Tel est le multiculturalisme d'Arizona.

     Sur les étagères des trading posts, entre les porte-monnaie en cuir à franges et les cendriers de céramique, nous découvrons nos premières roches en forme de bois. Ces morceaux de troncs d'arbres fossilisés, vieux de quelque 200 millions d'années, se sont gorgés de silice après avoir été enfouis dans le sol. Le lent soulèvement de la terre associé à l'érosion a fait remonter ce bois devenu pierre jusqu'à l'étonnement des géologues et donné le titre de petrified forest au parc naturel du coin, qui est l'un des trois grands que comporte l'Arizona, avec celui du Grand Canyon et celui de Saguado, où l'on trouve les cactus dessinés sur les paquets de chips triangulaires mexicaines. Les troncs d'arbres fossilisés ont trouvé le moyen de nous fasciner, mais la course que nous avions à mener contre un train de marchandises ne nous laissait pas le temps de reconstituer les troncs à partir des mille et uns morceaux laissés dans les rayons des boutiques ou au détour des chemins. Car oui, allez les voir, il y en a encore des tonnes par terre, gratuits.

                                                                               ***

     L'après-midi d'Arizona était douce ; la décapotation apportait les ingrédients nécessaires à cette douceur, douceur particulière au voyage dans l'Ouest américain, le vent et le soleil. Les paysages ne cessaient d'être immenses ; ils portaient leurs plateaux colorés dans le lointain, leurs villages dans le vide. Le western était partout, nulle part, dans nos cerveaux, dans l'air, dans nos souvenirs de films qui se reconnaissaient là comme dans le vaste miroir de la réalité.



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