Wednesday, February 19, 2014

Missouri (66-15) : Le jus de Denise


              C’est la batterie, qui reçoit les premiers assauts mécaniques, les premières pincées électriques, les premiers soins du chirurgien des voitures qu’est notre mécanicien missourien. Tout n’est pas si simple : on essaie d’abord de la ranimer, de la revigorer par quelques coups de jus, de lui refaire une santé par la force des pinces, avant de se rendre vite compte qu’elle a besoin d’être remplacée. Il faut donc en trouver une autre, si possible de la bonne taille, et la fixer, la brancher, la faire fonctionner. Les Missouriens du garage s’aventurent alors dans le chaos de leur cour, entre les herbes et les joues de métal, ouvrent impudiquement quelques capots, farfouillent, dévissent, démontent, et finissent par nous trouver la batterie du bon calibre, une du moins qui nous permette de tenir, oh pitié faites que ce soit possible, jusqu’en Arizona, jusqu’en Californie et à Santa Monica, ces pays du bout du monde.

Tout cela prend du temps, et les coups de vis, les auscultations, les coups de jus, se produisent au milieu du bal des amis du voisinage qui passent dire bonjour, discuter, parler de leur voiture ou de leurs autres amis. (A entendre l’accent des gens du Missouri, on comprend pourquoi ils sont gros : ils mangent tous leurs mots !) Ainsi, si vous vous imaginiez un mécanicien pressé, affairé, soucieux, ou même stressé, effacez immédiatement cette image de votre esprit : ici, on a tout le temps devant soi, on s’arrête, on parle, on sourit doucement parce qu’on est un peu intrigué par ces Français débarqués d’au-delà de la Louisiane, tout de même, on laisse résonner les sons de musique country qui se succèdent à la radio dans le grand hall du garage. Difficile d’expliquer pourquoi il nous était impossible de ressentir le moindre ennui, la moindre impatience, ou le moindre agacement. Nous étions au fin fond du Missouri, dans un garage extraordinaire de la route 66, avec des personnes qui ignoraient tout des États-Unis, ne connaissant que le Missouri, et dont nous avions pourtant tout à apprendre, ou presque. 

« Comment sont les filles en Californie ? Est-ce que les Françaises aiment les Américains ? -Eh, Jimmy, il faut que nous allions à Paris, les Françaises aiment bien les Américains. Do you like fat girls ? and black girls? … and do you pay for it? »

Tout cela peut vous paraître bien horrible lu ainsi, mais il vous aurait fallu voir le mécanicien, avec son sourire brèche-dents et son regard d’ange, ses mains toutes calleuses et noircies par les cambouis, son accent à couper à la tronçonneuse ou au bulldozer. Lui, de sa vie, n'était jamais sorti du Missouri, à cela près qu'il venait du Tennessee. Cette origine pouvait s'entendre dans son accent du Sud, un peu plus aigu et tordu que celui des ses amis missouriens du terroir. « I am from the South, I am a rebel.. » Nous lui chantions des « I wish I was in Dixie... » auxquels il nous répondait par des « Frère Jacques, dormez-vous? » Eh eh, bluffés les Français n'empêche. La chanson date peut-être de l'occupation française.

Sans doute cet homme ne s'était-il jamais posé la question de savoir s'il allait être mécanicien : il s'est retrouvé dans un garage, un jour, avec une voiture entre les mains, avec la même détermination impossible à maîtriser que celle du jour de notre naissance. Et peu importe, puisque cela est bonheur, et puisque son destin de personnage mythique de la route 66 est comme dans l'ordre de la nature. La dernière erreur serait de vouloir juger sa vie en la comparant à la nôtre.

La journée se prolonge dans la cour du garage, on finit par tromper l'heure du déjeuner en grignotant des cacahuètes achetées en format américain (oh, quelques centaines de grammes); on discute; on nourrit ses rêves de vies missouriennes; on refait l'Amérique sans la défaire. On comprend que les gens ici, font ce qu'ils font comme il le feront toujours, parce que le bonheur est la couleur de l'arrière-plan, même s'ils n'en ont pas aussi conscience que s'ils avaient un jour connu le désespoir, qui ne pousse pas ici. D'adorables fillettes du Missouri passent dans le garage, les filles du patron. Déjà en jeans, dans leurs premières années de Middle School, elles profitent des vacances, qu'on ne passe ulle part si bien qu'au pays. Elles ont leur sourire missourien, et tout en ignorant la timidité, ce produit des complexes européens, elles sont intriguées par les étrangers qui les saluent et engagent presque la conversation avec elles.




            Le père assisté de son mécanicien répare nos pneus, remplace notre palette de frein. D'autres personnes arrivent pour leur pot d'échappement, dont un très enveloppé dans une enveloppe de tatouages qui lui est presque une deuxième peau, c'est normal d'être différent.

            Puisqu'il faut payer en cash, ils nous accompagnent à l'un des quelques distributeurs à billets de la ville ; ils nous laissent conduire notre voiture, nous font confiance pour ce qui est de ne pas s'enfuir avec Chrysler réparée, comme dans un pays idéal où la vertu n'a pas subi l'érosion à laquelle elle est soumise en ville. C'était là l'une des plus belles journées du voyage, pourtant passée dans une cour de garage avec des mécaniciens du fond du monde. On part joyeux de ces rencontres, de ces paysages du Missouri où nous drivons nos derniers instants, traversant des villages de bois, où les cloches sonnent encore, et où des prières sont plantées sur le bord des routes, au lieu des publicités imbéciles des grandes villes. Notre périple n'est-il pas un peu à sa manière un pélerinage ? Une migration à trois vers la nouvelle Judée, la terre promise d'au-delà des Rocheuses? Jésus, je te church ! Semble dire le moteur de notre voiture, quand il passe devant ces signes de religiosité pas éteinte, élément essentiel de l'âme de ce beau pays.

            Ô Américains d’antan, peuples du Missouri, familles du Midwest, merci d’être passées et d’avoir laissé (sans le faire exprès, sans y avoir fait attention et parfois malgré vous), d'avoir laissé quelques images de votre passé simple et merveilleux, fait de la mélancolie des arbres solitaires dans les prés du couchant, des cabanes et des barrières, des planches et du foin! Vous êtes beaux, vous êtes aimables, vous êtes gros mais vous êtes aussi saints, hommes et femmes que le péché originel d'être né à la ville n'a jamais souillés ! Restez comme vous êtes, et puissions-nous devenir un peu comme vous, pour obtenir un jour le pardon de Dieu de n'être pas nés chez vous au pays des vaches, du bonheur et de l'éternité riante !

            Ô Missouri (oserai-je m'adresser à toi avec mes mots parisiens? Oui, puisque tu fus un jour français), tu as eu tes poètes, ce furent tes fermiers, tes vachers, dont l'oeuvre fut un champ ou quelques animaux, qui ont façonné, avec leur travail de ces rimes de verdure, sculpté d'une métrique agricole et d'un vers de moissons soignées, la beauté organique, chaque jour renaissante du paysage. Il n’est pas de sieste plus agréable que celle que l’on fait sous les arbres de vos prairies. Il n'est pas de réparations de voitures plus poétiques que celles que l'on fait dans vos garages. Il n'est pas de sourire plus sincère que celui de vos habitants et de votre soleil. Il n'est pas d'aide qu'on reçoit avec tant de plaisir et de nuages verts flottant sur les grêles poutres des branches des arbres avec autant de charme que dans votre Missouri.

            Nous vous aimons, habitants du Missouri... mais en suivant la 66, on finit, hélas! par quitter votre patrie. Or, à sa frontière avec le Kansas, votre État s’interrompt brusquem


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