Saturday, February 8, 2014

Missouri (66-14) : Carthage ressuscitée


           Un pneu crevé. Encore un ! Et puis la voiture ne démarre pas, it won’t start ! Que faire ? tirer la voiture derrière des bœufs jusqu’au Texas ? la faire glisser sur un radeau du Mississippi jusqu’à la Nouvelle Orléans ? prier le Dieu qu’ici les gens n’oublient pas pour qu’un miracle survienne ? Appelons un dépanneur pour commencer, puisque les habitants semblent moins dangereux que dans l’Illinois.

Adieu Avilla, bonjour Carthage ! Dans le camion dépanneur du gros bonhomme venu nous chercher, assis à quatre sur ses deux sièges avant (on croise moins souvent la police à la campagne), nous quittons notre motel, pour entrer dans un mythe : au moment où nous entrons dans la ville, un panneau, avec son nom, rappelle au voyageur de passage le nombre d’habitants et la devise historique, un peu comme ces villes de Lucky Luke qui annoncent sur un écriteau qu’elles ont du goudron et des plumes, et des cordes pour pendre.

Carthage est l’une des villes mythiques de la route 66, avec son cinéma drive-in comme dans Grease, bien qu’elle ne soit en soi qu’une ville assez petite (30km2, soit la taille de Guyancourt en Yvelines); elle est aussi peu lourdement peuplée de ses 14.000 habitants (les Carthagiens ou les Carthaginois ?) ; ceux-ci restent malgré tout des hommes et des femmes de la campagne. Certains, qui furent riches, versèrent, il fut un temps, leur or, dans de belles maisons victoriennes ornées qu’ils faisaient construire, c’était à la fin du XIXe siècle, et vous les voyez encore dans le court-métrage de 1974 It Wasn't A Dream, It Was A Flood, sur le poète Frank Stanford. Le tribunal du comté est aussi l’un des beaux bâtiments que les gens viennent voir (les tribunaux ont toujours des bâtiments superbes aux États-Unis, puisque la justice est sacrée).

Et puis, chaque automne, Octobre regarde d’un œil bienveillant le festival de Carthage, Festival de la Feuille d’Érable. Pour l’événement, les érables qui poussent dans la ville se couvrent naturellement des rouges, oranges et jaunes que leur prête un climat rafraîchi, refroidi. Alors, des Missouriens accourent depuis tout le comté, menant leurs fanfares, leurs représentants, leur jeunesse dans une longue parade qui arrose de bonbons et de sucreries les enfants venus les regarder sur les côtés (aïe, j’ai un Kréma dans l’œil), quittant la place de la mairie pour rejoindre par les rues rendues toutes propres pour l’occasion, toutes belles, le junior high school, où la fête se termine et les enfants rentrent chez eux.

Cette ville, qui est aujourd’hui si heureuse, connut aussi ses déchirements. A l’heure tragique de la guerre de Sécession, le Missouri tolérait encore l’erreur, la faute, le scandale, le fléau que fut l’esclavage des Noirs, bien que l’État se rangeât rapidement du côté des yankees qui semblaient vouloir l’abolir. Il y avait donc dans le même État, d’un côté, des hommes loyaux à l’État fédéral, ennemis du Sud rebelle, et de l’autre, le long du fleuve Missouri, des propriétaires immigrés du Sud plus ou moins récemment et vivant principalement du travail de leurs esclaves, dans une région qu’ils appelaient déjà Little Dixie. De quel côté le Missouri allait-il vaciller, puis finir par tomber ? Ces questions furent, hélas, comme il arrive souvent dans les guerres, résolues dans des massacres, comme celui de Saint-Louis. Puis le sang séché de la première bataille de Carthage, celle de 1861, fut rafraîchi, deux ans plus tard, par celui qu’un autre affrontement fit couler, après lequel les derniers confédérés prirent enfin la fuite pour l’Arkansas.

Mais nous, loin de ces guerres et des souffrances qui habitèrent un jour sous le soleil et entre les bosquets, nous descendons du camion avec notre voiture, immobilisée, paralysée, têtue comme une mule dans sa détermination à ne pas quitter un État merveilleux, dans le calme d’un garage pittoresque sur le bord de la 66. Le camion s’en va, nous restons, et dans la cour, très grande, nous abordons les propriétaires du lieu.

Ah ! Quels êtres splendides que les Missouriens ! Restés au fond des prés, ils attendent la bénédiction du travail qui frappe à leur porte le matin, qu’il soit le chant du coq à l’aube dans la ferme, ou le coup de téléphone de conducteurs ralentis à la ville aux aurores. Ils sont aimables, serviables, bien que les questions philosophiques habitent peu souvent leur esprit.

Un homme assez jeune, mais dont l’âge est flou comme celui d’un personnage de roman, manifestement mécanicien, affairé sur le moteur colossal d’un vieux camion (orange, taché de boue et parfois de rouille), nous fait savoir, dans sa voix qui garde quelque chose d’enfantin malgré le rauque que lui ont donné les cigarettes, dans la musique de son accent si particulier et la profondeur de ses yeux bleu clair, nous fait savoir qu’ils vont s’occuper de nous dès que le truck sur lequel ils s’affairent sera réparé.

Ce que j’appelle cour, et où nous attendions, était en fait un vaste parking abandonné à la végétation, une grande colonie de voitures et de pick-up garés pêle-mêle sur le gravier, la collection négligée d’un abondant peuple automobile à la retraite et souvent déjà mort. Ici, ce sont les petits camions au nez arraché dans des accidents frontaux ; là, ce sont les épaves de voitures, encore jeunes, moins un pneu ou un moteur ; là-bas, sous le feuillage des arbres et bientôt pénétrés des arbustes, ce sont les camping-cars installés pour leur dernier séjour, leur dernier voyage au pays des vacances recommencées. Les fils électriques pendent, les lierres et les herbes folles grimpent, montent, escaladent les carrosseries de l’intérieur, sans savoir qu’elles ne font pas, a priori, partie de la forêt. Les courbes des capots défoncés, des pièces quasi arrachées, les pare-brises aérés, les demi-motos surgissant çà et là des herbes qui conquièrent la terre puis le gravier, les phares aveugles, les essuie-glaces endormis, la caresse des feuilles sur les restes de peinture métallisée par les plantes grimpantes : rouille, plastique, écrous, vis, cailloux, fil de fer, bougies, les marques américaines, les filles motorisées de l’oncle Sam, les plaques missouriennes et oklahomasiennes n’ont pas résisté à l’épreuve de la finitude des êtres vivants, dont font partie les voitures, au cœur de moteur et aux veines de tuyaux, au regard bizarroïde de phares.



Mais qu’importe, puisqu’on a la place, au Missouri ? Des voitures, un frigo défoncé, une machine agricole, un arbre, quel bel entrepôt à l’air libre de pièces détachées, où tout a déjà la beauté des allégories bibliques ou mythologiques, de quoi nous laisser méditatifs pour le reste de la journée.

Une fois le camion orange écarté de devant la salle d’opérations pour véhicules, nous y poussons, à la force de nos bras (musclés de tours de volant pour le conducteur, de tours de pages pour le copilote, de boutons d’iPod pour le responsable de la musique), nous poussons la décapotable, rassurés que la participation à ce cimetière de voitures ne soit pas le rôle qui soit assigné d’office à notre bonne Chrysler sur la scène cataclysmique de cette épopée automobile : « Votre voiture doit être détruite, » voilà ce qu’à Carthage nous n’aurions pas aimé devoir entendre.


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