Kansas, c'est toi.
Bon vieux, va.
Le passage de la
frontière du Missouri au Kansas est sans équivoque : à son franchissment, un paysage différent s'impose comme un obviously. Son panneau indicateur n'est pas franchi depuis une seconde que déjà la route est
en mauvais état, les barrières de métal rouillé remplacent celles
de bois, l'herbe jaunie se mêle à l'herbe qui ose à peine être
verte. C'est un passage de la campagne à la campagne, on est
toujours au Midwest, mais le pays est autre : son charme est plus
rude, son attrait plus inégal, son apparence moins soignée : le
Missouri était bucolique, le Kansas est rustique. Changement brusque
d'atmosphère, retournement d'état d'esprit, bouleversement de
l'état des lieux : tout semble plus vieux, plus abandonné, plus
immobile, en moins bon état. Kansas : aucune frontière d'Etat ne
s'est montrée aussi nette pour nous que celle qui te sépare du
Missouri.
Suivant les
gerçures du goudron, les craquelures de sa peau noire saupoudrée de
poussière brune, les sinuosités d'une route comme à l'abandon mais
qui semble suffire aux paysans (je n'ose pas dire : aux
agriculteurs), nous osons nous enfoncer, le mot semble avoir été
créé pour ce moment, dans le plat pays du Kansas. Plus de farandoles
de barrières blanches le long des courbes des vallons; finis, les
petits prés où paît à peine plus d'une famille de vaches à
enfant unique ; les vertes cultures sont remplacées par des champs
de maïs immenses. La magie du Missouri, où tout semblait se
réveiller de nulle part et où la nature cachait une douce
surprise derrière chaque colline, cette magie n'opère plus au
Kansas : tout n'y est pas calme, mais silencieux; les gens n'y sont
pas mal aimables, mais ils en sont absents; ce n'est pas de l'espace,
mais du vide. Vide : voilà le mot du Kansas.
Vous commencez à comprendre que cet article ne sera pas long, non
seulement du fait de la brièveté de la route 66 dans cet Etat
(environ 13 miles), mais aussi du fait de l'inquiétante inexistence qui semble omniprésente dans cette région. La principale ville du
Kansas par le nombre d’habitants, Kansas City, n’est même pas au
Kansas. Elle est au Missouri, sur la frontière. La capitale, Topeka,
est même moins grande que Wichita, villes que l’on peut trouver
dans certains westerns en noir et blanc, à condition de considérer
que tout n’a pas été tourné dans un studio en Californie :
« Hey, buddy, they say you must leave
Dodge City, or the marshall’s gonna put you in jail again… »
En dehors de cela, rien. Pire qu'un désert, parce qu'un désert, on
s'y attend évidemment. Je ne cesse de dire que le Kansas est vide, je vais
d'ailleurs encore le répéter plusieurs fois faute d'avoir autre
chose à dire à son propos, mais honnêtement, je pense que ce n'est
pas faux.
Pourtant, malgré ce bref passage dans l'Etat (ou, pour mieux dire,
cette discrète coupe par la route de son angle Sud-Est, puisque
c'est quasiment un rectangle, faute de relief pour donner des
frontières naturelles!), le Kansas nous a laissé l'impression de
ces deux visages : d’un côté, la beauté du néant; de l’autre,
l’aspect terrible de l’ennui.
Pour le néant, ce sont quelques maisons qui l'habitent et le rendent
presque beau. Inutile de préciser qu'elles ont la place d'être
grandes; quelques chevaux courent dans un enclos à côté du jardin,
qui, lui, se confond avec la plaine et ne s'arrête qu'à l'horizon:
à quoi bon, en effet, placer des barrières quand il n'y a pas de
voisin à moins de trois miles? On imagine que là-bas, les enfants
sont heureux, qu'ils n'ont personne pour les déranger, pas de
voitures dans la rue, pas de locataire du dessous à ménager. Ils
peuvent crier, inviter leurs cousins, jouer aux Indiens qui
habitaient ici avant eux, chantant leurs cris sacrés aux esprits
dans le vent et collectant de nouvelles plumes pour décorer la hache
de guerre pour le jour où les Blancs reviendront -je brode, comme,
j'imagine, les dames du Kansas le font pour habiter leur vide. On
peut lire au calme; faire la sieste sans crainte d'être réveillé;
le lieu est idéal pour la retraite, dans tous les sens du terme. Le
Kansas fut le refuge de nombreux Noirs américains rescapés des
tortures de l'esclavage longtemps infligé à leur couleur de peau;
ce fut en effet le pays de John Brown. Le confort, ici, est d'être
oublié par le reste du monde.
L'ennui, c'est de la poussière dans le vent, quand il y a du vent.
La poussière est à peu près la seule chose qui passe dans les rues
des villages que nous avons traversés. S'ils ont perdu des
habitants, s'ils ont quelques couleurs d'abandon, ils ont gardé
intacte leur apparence de villages de western, avec leur brique,
leurs frontons, leurs formes arrondies et crochues. On a peine à
croire que la route 66 passe bien par leur centre-ville: Main
street donne à chaque fois une vue imprenable sur les champs. La
chanson de ce Kansas est un peu The house of the rising sun,
pour son côté terrible, épuré, ancien et rouillé, grinçant et
solitaire. Dans un autre registre, le Kansas est le pays où
l'héroïne du Magicien d'Oz vit un ennui mortel dans la ferme de son
oncle et de sa tante avant que ne viennent l'en rescaper un lion et
un robot, personnages tout aussi improbables l'un que l'autre au Kansas. En
dehors des villages, les maisons sont plus dispersées encore qu'au
Missouri; plus d'une est abandonnée et porte encore le panneau « For
Sale » qui semble signifier : « Qui veut venir
s'ennuyer à ma place? » Les habitants qui restent sont
républicains; conservateurs de longue date, ils sont les premiers à
avoir interdit les boissons alcooliques aux Etats-Unis au moment de
la Prohibition. Ils n'ont pas peur du temps qui passe ; on est
habitué, ici.
Dire que le Kansas fut français ! Comme je l'ai dit à propos du
Missouri, il faisait partie de cette Nouvelle-France que nous
n'avions pas totalement explorée, et que nous avons vendue aux
Américains en laissant dessus des Indiens à qui l'on avait pas
forcément demandé leur avis, ce que ne firent pas non plus les
nouveaux occupants. Voilà pourquoi le nom des lieux est emprunté
non à la langue de Molière et des châteaux de la Loire, mais
plutôt à celle des Indiens qui y chassaient le bison (comme pour beaucoup d'Etats, le nom de
l'Etat est celui de la principale tribu) ou à celle des colons
fermiers pour Galena, Riverton, Baxter Springs que nous avons
traversées.
Que dire de plus de cet Etat au centre géométrique des Etats-Unis ?
(A moins que le centre ne se trouve dans le Nebraska, à Omaha,
célèbre par son oracle – même combat.) Cet Etat aux villages à
peine construits, où, quand vous croisez un habitant, plus rare
qu'une étoile filante, vous avez envie de faire un voeu; le seul
habitant du Kansas que j'aie jamais rencontré avait fui le Kansas,
et c'était en vacances à Hawaii. Entre les champs de maïs et les
enclos de chevaux, les gens ne savent même pas que la route 66
traverse leur pays. Le Kansas nous laisse une impression un peu
mystérieuse, intrigante, pas dénuée de charme, même si l'on ne
souhaite pas y vivre, puisqu'on pense qu'on ne peut qu'y mourir
d'ennui.
Je repense à un
groupe de chanteurs que je connaissais en France, qui s'appelait
Kansas et qui est originaire de l'Etat. On peut entendre dans l'une
de leurs chansons intitulée Dust in the wind la mélancolie
que la platitude du pays suscite en eux : “All
we are is dust in the wind... Everything is dust in the wind ...”
Quant
à moi, Kansas, c'est sur un vieux banjo cassé que je voudrais
composer mon hymne à tes déserts de fermiers où meurent quelques
derniers bestiaux aux coins des villages anciens de deux siècles au
moins.
L’Oklahoma qui
arrivait nous réservait-il des surprises plus étonnantes ?
No comments:
Post a Comment