Aujourd’hui est un autre jour.
Nous n’avons jamais été à Chicago, nous ne connaissons pas sa banlieue, et
c’est comme si nous avions toujours vécu dans la traversée de ces immensités
vertes, pas encore tout à fait vides mais déjà presque sauvages ou désormais
abandonnées, que sont les paysages de l’Illinois.
Nous nous attendions à trouver du
monde, à affronter des hordes de touristes européens bercés des mêmes rêves et
illusions naïves que nous par la 66, à nous retrouver dans le cortège d’une
mode à la poursuite du bitume et enivrée d’odeurs de moteurs fumants dans la
mélodie des années 50 visitées par Elvis puis, un peu plus tard, par les
premiers Beatles. Eh bien non, la route 66 est à peu près vide : c’est,
sur la majorité de ses 2,448 miles (3,940 km), une highway à
peu près vide, très fortement concurrencée par le freeway qui la remplaça, une
petite route à une voie qui ne sert plus désormais qu’à relier les petites
villes, ou plus exactement les villages, voire les maisons perdues, mais qui
cependant naquirent un jour sur ses bords (ne l’appelle-t-on pas un peu
pompeusement la « mother road » ?).
Il est très agréable de se
laisser aller sur cette route paisible, décapotés dès que le ciel bleu le
permet, à des vitesses de repos, autour de 40 mph (miles per hour)
permettant aux yeux de voir les bosquets entre les champs et les panneaux
indicateurs de publicités désuètes ou de bleds paumés. Tout de même, une horde de motards, blousons noirs, vieux de la vieille (mais pas encore de barbe comme au Nouveau Mexique), nous passe à côté.
On collectionne dans les quelques
pauses les mythes de la 66, dispersés le long du chemin, à commencer par les
six géants de l’Illinois. Ces figures autrefois publicitaires s’élèvent gentiment
au-dessus des habitants, et des maisons, sur le bord de la route, peut-être
pour rappeler que même ici, l’Amérique think big, pense plus gros que
l’Europe (ce qui ne veut pas toujours dire mieux). Voyez un peu, plus loin, nos
photos avec le géant au hot dog d’Atlanta !
Ah! L’Illinois ! Le
« Lincoln state » des plaques d’immatriculation dont les habitants
sont si fiers, puisque ici tous les villages s’appellent Springfield et les
écoles publiques Lincoln. Partout, des panneaux commémorent le passage, un
jour, du président le plus célèbre des États-Unis, ou à peu près, que ce soit
dans le nom d’une rue, d’une auberge, d’un autre bâtiment public. Depuis, deux
autres présidents ont été élus alors qu’ils résidaient dans l’Illinois,
répondant au nom de Ulysses S. Grant (revoilà nos lettres classiques) et de
Barack Obama (ce dernier nom me dit quelque chose). Ronald Reagan, qui fit
principalement sa carrière en Californie, fut élevé dans l’Illinois.
L’Illinois, ces derniers temps, est donc plutôt un blue state,
c’est-à-dire plutôt démocrate, même s’il fut en son temps vacillant, hésitant,
« swing state ». Marque de progressisme, l’État fut le premier
des États-Unis à supprimer de ses codes de lois les mesures visant à réprimer,
à punir la sodomie (1961 !). Autre fait peut-être plus intéressant, trois
des six blacks élus au Sénat dans l’histoire des États-Unis (du progrès reste à
faire !!!) le furent à partir de l’Illinois, dont un qui fut déjà cité au
cours de ce paragraphe.
Dans cet État qui ne fit jamais
partie de la Louisiane française, on peut s’étonner de trouver en roulant de
nombreux noms français sur les panneaux, et pourtant le nom d’une petite ville
suggère qu’il ne le faudrait pas : Normal (tous ses habitants le
sont-ils vraiment?), avec sa petite église de
brique rouge à coins de pierre blanche, son université étalée sur la prairie et
ses maisons dispersées sur l’étendue verte ou entre les petits bois. C’est que
l’« Illinoï », comme les Américains le prononcent, est bel et
bien le plat Illinois, prononcé à la française. Les premiers colons, des
prêtres missionnaires français, venaient du Nord, du Canada, et déformèrent le
nom d’une tribu indienne locale pour donner son nom officiel à l’État.
L’Illinois a commencé à se remplir d’Européens par l’Ouest, avec les Français
du long du Mississippi, avant d’accueillir dans le Sud de nombreux colons
américains du Kentucky par la rivière Ohio dans les années 1810, et de finir
par établir, à la fin du XIXe siècle, son centre de gravité à Chicago. Voilà
pour le fond français, qui n’a laissé aucun dialecte, fond dont les vestiges
remontent aux origines et qui demeure toutefois jusque dans le nom des lieux.
Plus on s’enfonce sur la route,
plus on suit le parcours paisible que la route suit depuis sa naissance
officielle en 1926, plus les villages rapetissent, plus leurs maisons de bois
victoriennes sont charmantes au milieu des prés, plus on a l’impression d’un
voyage dans le temps. On s’étonne, de ci, de là, de croiser les signes d’une
civilisation moderne (un hôtel neuf, une voiture récente, pour tout dire), mais
on s’étonne vraiment. Un peu plus de briques, un peu plus de planches, moins de
béton, la rusticité américaine. On rencontre moins d’asiatiques (aucun, en
fait), moins de blacks. La signalisation routière est plus bâclée que dans les
métropoles, avec par exemple deux voies qui se fondent en une seule sans que
cela soit indiqué (ce qui est dangereusement surprenant la première fois).
Chenoa, Towanda, souvenir repentant ou peur associée à un lieu autrefois
considéré comme sauvage, les noms de lieux indiens de cet État depuis longtemps
vide d’Indiens font concurrence aux noms français prononcés avec l’accent
américain. Les gens que nous rencontrons, dans les stations-service, dans les
villages, ne sourient pas d’emblée, mais cela ne signifie pas qu’ils ne soient
pas sympathiques.
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