Illinois ! Quel pays vert
bouteille que l’Illinois ! Avec sa végétation continentale des pays
froids, sa prairie ininterrompue, ses arbres et ses brins d’herbe assombris par
les nuages. Mais avant de voir sa platitude campagnarde, il faut encore
s’extraire de la gigantesque banlieue de Chicago (encore elle !), dont le
tissu se desserre au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre, qu’on essaie
de s’en éloigner, de l’oublier par la voiture, de découvrir des pays si
possible moins intéressants pour le touriste, plus excitants pour le voyageur.
L’Illinois, donc, est l’État qui
abrite Chicago, et dont Chicago n’est pas la capitale, mais Springfield, de
même que Los Angeles n’est pas la capitale de la Californie ni Las Vegas celle
du Nevada. Sa forme est celle de la Corse, bien qu’il n’ait rien d’une île, et
sa superficie de 150,000 km2 celle d’un peu moins d’un tiers de la France,
faisant mentir l’affirmation trop souvent entendue selon laquelle les États des
États-Unis ont généralement la taille des États européens (c’est faux, ils
sont tout de même plus petits, si l’on compare avec l’Ouest de l’Europe du
moins, et si l’on abstient de considérer une moyenne forcément artificielle qui
mettrait sur le même plan des pays comme la France et le Lichtenstein, qui
n’ont ni la même histoire, ni la même occupation de territoire). Chicago n’en
reste pas moins la troisième métropole des États-Unis par le nombre
d’habitants, si l’on prend en compte la ville et sa banlieue, le gigantesque
Chicagoland (l’expression est courante) qui s’étend sur le Wisconsin au Nord,
sur l’Indiana à l’Est, tout en grouillant de ses quelque 10 millions
d’habitants, excusez du peu, quoique le reste de l’État soit, vous allez le
voir, à peu près vide.
S’échapper de Chicago, de la
« Windy City », « Second City » qui est en fait la
troisième, c’est donc affronter le plaisir d’une nouveauté plus verte, et
cependant affaiblie par la tiédeur des fins de fin d’après-midi, ternie par les
feux atténués des lumières du soir, voilée par les premiers vêtements de la
nuit, nous à la fois revigorés par de pleines assiettes de légumes frais et
sous le coup de la fatigue de la préparation interminable de la voiture et des
complications circulatoires du terrible et magnifique downtown Chicago. Et
pourtant, on part dans un sentiment de liberté sensationnel, tel que peut le
décrire par les notes la chanson d’une héritière présumée de Joan Baez,
une jeune Américaine aux accents vaguement influencés par la musique country
(mais encore très urbaine, on quitte doucement la banlieue !), écoutez le titre
Stranger de Lissie pour ressentir un peu cette expérience d’évasion au
sens propre. Sa musique rendra avec une profondeur plus intuitive nos rêves et
nos soulagements mêlés d’espoirs.
Bravo, conducteurs, vous avez quitté
Chicago, laissé le freeway pour le highway (la 66 qui recommence après s’être
fait avaler un peu par l’autoroute), il n’y a pas grand monde sur la route mais
tout de même, et vous crevez. Aïe ! Non seulement vous crevez (enfin, nous
crevâmes), mais en plus nous avons roulé avec un pneu crevé, massacrant
jusqu’au bout les lambeaux de pneus qui pouvaient encore doucement faire croire
à l’apparence d’une roue, de voiture. Pauvre Denise, si jeune !
C’est donc au sortir des villes,
entre les villages vivant encore par leurs motels et leurs espaces verts du
besoin de nature que peuvent éprouver encore quelques habitants de la banlieue
terriblement immense, entre ces villages, la nuit, sous une pluie fine, et
heureusement pas trop loin d’un police station, que nous avons crevé, ou plutôt
que notre pneu crevé a fini par ne plus vouloir, à ne plus même pouvoir rouler.
C’était donc cela, le bruit étrange qui nous semblait sortir du moteur !
Que faire, sur le bord de la route, dans nos premiers espaces un peu plus
vides, avec une voiture sur les bras et déjà la nostalgie de l’expérience
moderne de la ville ? Nous nous rendions au poste de police pour appeler
un dépanneur, qui vînt changer pour nous la roue, que nous n’osions pas changer
nous-mêmes, étant donné notre besoin de la garder solidement fixée pour quelque
temps et, il faut dire aussi, notre relative inexpérience en la matière.
L’homme qui nous fut envoyé fut
l’un des plus imbuvables de la planète Terre (plus imbuvable que le jus de ses
chaussettes s’il avait passé trois jours à survivre dans la Vallée de la Mort).
Peut-être avions-nous interrompu en requérant ses services une partie de
plaisir avec sa femme, pour peu qu’il en eût une qu’il ne battît pas, ou un
dîner agréable avec des amis (non, je ne crois pas qu’il en eût non
plus) ; car il nous fit comprendre par sa mauvaise humeur que nous
n’étions pas les bienvenus dans la liste des personnes qu’il avait eues à
secourir, à libérer de la pluie dans les premiers instants de la nuit. Ses
paroles monosyllabiques, son dialecte plein de décibels et de paroles violentes
ou vulgaires qui est celui, apparemment universel, que parlent les connards,
nous faisaient nous demander comment cet homme abominable, extraordinairement
rustre, que l’on rangera au placard des « expériences mémorables et
finalement enrichissantes, » avait fait pour entrer dans le genre
humain. Il fait soulever la voiture avec le cric, plante son outil dans la
roue, saute dessus à plusieurs reprises, pieds joints, aussi vrai que notre
roue défoncée était extrêmement bien fixée, puis s’étale de tout son long dans
l’herbe humide du bas côté, mais hélas pas dans le fossé.
« PAY ! » fut son dernier cri à notre adresse, je n’ose dire ses
dernières paroles, les derniers sons émis par sa bouche avant qu’il disparaisse
dans son camion pour ne plus jamais nous revoir, notre dernier contact avec la
civilisation généralement si peu sympathique de Chicago.
La roue de secours installée, et
la batterie aussi rechargée, nous repartions un peu sonnés pour nous laisser
dormir dans le premier motel que nous trouverions, oh si possible avant minuit,
et que nous trouvâmes, entre deux berges de rivières, c’est-à-dire sur une
petite île frôlée souvent par les amateurs de kayak des environs (j’ai dit que
c’est là qu’on allait se mettre au vert sans avoir à s’éloigner trop de la
ville), dans un village du downstate Illinois,
qui partage avec des centaines de villes anonymes des États-Unis le nom
passe-partout de Wilmington.
Dans la nuit, un motel de bois,
avec quelques lumières sur le balcon de la cuisine vide du propriétaire, avec
sa chaise à bascule sur le plancher, son rock ancien mal dégrossi par la radio
borborygmisante chantant pour personne, ou alors pour l’atmosphère grinçante de
ce lieu qui serait décrépit s’il avait eu de la peinture. C’est que le gérant,
l’occupant principal du motel, est occupé à d’autres soucis, plus importants
que l’accueil des touristes en cette heure tardive de la nuit, qui le rendent
pour cela difficile à trouver, à rencontrer. On gare la voiture, on part à la
recherche de l’homme en interrogeant des voyageurs encore debout à cette heure,
discutant sur la profondeur et la monotonie partagées de l’Illinois, l’agrément
des vacances et la futilité du monde : où est-il ? sommes-nous arrivés
trop tard ? est-il possible de le rencontrer en ces moments nocturnes,
tardifs, avancés dans la nuit ? Ne vous inquiétez pas, il n’est pas loin,
il boit, et le voilà justement sortir de son bureau pour vous accompagner.
« Une chambre ?
Oui ? Pour deux lits ? Trois personnes ? That’s OK. We have that. Park your car there.
It’s gonna be 30 dollars. Credit card? That could work. »
Ce vieil homme, dont la sénilité
était toute imbibée d’alcool, sortait tout droit d’un mythe de la civilisation
américaine profonde, ou plutôt il n’en était jamais sorti. Avec sa queue de
cheval blanche et son accent tout déformé, rendu tout approximatif par les
vacillements syllabiques de son ivresse permanente, sous sa peau vieillie
encore un peu par le rhum et les bouffées de tabac fumé, n’a jamais été en
Californie, jamais éprouvé l’envie de voyager, jamais dépassé le Nouveau
Mexique à l’Ouest, bien que connaissant, à l’Est, le Connecticut où il est né,
il y a bien longtemps. Rien à cirer, de Los Angeles ! (ne parlons pas du
reste du monde) Son travail consiste à laisser son petit-fils, d’une trentaine
d’années, louer ses chambres pour lui et lui verser le denier de survie qui
alimentera en boisson leurs prochaines cuites du soir, et de financer peut-être
un jour les soins d’une éventuelle maladie du foie. Existence étrange d’un
homme qui n’était pourtant pas désagréable avec nous, mais simple, et les lieux
les plus simples sont souvent les plus sympathiques. En attendant, on vit ici
dans un rêve, coupé du monde, nommé déjà Midwest, et l’on regarde passer les
voitures.
Nous passons la nuit bien méritée
dans une chambre de bois et de moquette (sur les murs, bien sûr), qui continue
à me donner le sentiment d’une autre Amérique. Celle-ci, qui se trouve dans la
continuité de celle, assez rustre, de l’Illinois, me rappelle le Texas de mon
enfance, celui que j’eus la chance de découvrir autour de mes six ans, dans les
Motels 6 et les pluies chaudes d’Austin, les voisinages de la Louisiane. La
chaleur, elle aussi, est lourde et humide, et les moustiques s’agglutinent sur
la lampe, dehors, sous la pluie légère dont se drape la voûte noire des cieux
nocturnes de l’Illinois. Petit parfum charmant de souvenir…
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