Le Midwest est quelque peu plus couvert que le Grand
Ouest ; ses cieux sont pommelés ; c’est ce qui fait son charme de
pays vert aux vallons bucoliques, où vivent les vaches des hamburgers de
McDonald’s. Au-dessus des plaines herbeuses, on voit donc des plaines de nuages,
et des roches vaporeuses au-dessus des roches minérales que l’on vient de
quitter. Qui pratiqua à pied leurs paysages inconnus, leurs vides pleins de
neiges évanescentes, leurs rêveries de lumière, de légèreté, de blancheur, de
hasard ? Qui s’est jamais foulé la cheville sur un altostratus, a jamais
couru son marathon sur les prairies des cirrocumulus, s’est jamais vautré dans
la barbapapa des cirrus et des cirrus floccus ? Pas grand monde, il est
vrai, aussi vrai que dans ce pays du ciel, on ne trouve guère que des aviateurs
et des météorites (de préférence pas en même temps). Pour nous, l’avion
continue de danser sa danse d’ailerons, lente, faite de balancements doux et
d’inclinaisons délicates ; il poursuit sa nage élégante dans le ciel,
au-dessus de spectacles toujours fantastiques, tandis que le coton des
intempéries continentales demeure, comme une couverture, sur le paysage du
dessous, et explique, quelque part, que tout soit si vert par là-bas : les
nuages sont comme la crème solaire des peaux fragiles des basses
atmosphères.
Cette couverture révèle peu à peu
en se retirant l’inévitable patchwork vert et jaune formé par les cultures, la
marqueterie céréalière des champs, la composition mondrianienne des blés et des
maïs diversement mûris. Sous leurs vêtements de tissus si reprisés de
démembrements et de remembrements, c’est sans doute le Kansas, ou le Nebraska,
qu’on survole, désormais loin des canyons. Ce sont des champs de champs, des
champs ronds et des champs carrés, mais toujours réguliers comme de la
géométrie (c’est un cours de géométrie ornementale, ou plutôt celui de l’école
primaire, qui permet aux enfants d’apprendre les formes les plus simples).
Cette régularité humaine, celle des lignes et des angles droits repassés par
les tracteurs, finit par apparaître comique après les ondulations colorées des
gorges, les plissements rebelles de la terre, les effondrements monumentaux de
côtes, bref dans le pays de l’irrégularité, qu’est le monde. Mais tout de même,
pourquoi autant de champs si les Américains ne mangent pas de baguettes, de
poilâne (ou de pains au chocolat) ? Ah ! Pardon ! J’oubliais les
hamburger buns et le pop corn. C’est donc là que les cinémas de
Hollywood se font fournir !
Quelques espaces plus naturels
bordent ces immenses champs. Des restes de cratères dévorés par la végétation
vous donnent l’impression de survoler une lune verte. Les arbres des vallées
semblent des mousses alimentées par les filets d’eau que sont les torrents, que
sont les rivières que l’on croit voir de là-haut. - Là-haut ! Quel
beau mot ! Dieu doit avoir une belle vue, du ciel (surtout s’il voit à
travers les nuages) et cela donne envie d’aller au paradis. Mais le temps passe
avec les paysages, l’avion poursuit toujours son Est, cherche l’endroit où la
nuit s’est déjà levée, qui, en principe, se trouve derrière celui où le soleil
est en train de se coucher.
C’est donc une chambre à coucher
que l’on traverse avant d’arriver dans la ville du blues, du soir, de la
nuit par excellence. Pour achever ce qui avait fini par devenir une après-midi,
le soleil s’alite, pour une fois, dans le ciel, pour changer de ses habituels
horizons terrestres faits de champs ou de montagnes. Il s’enfonce doucement
(flemmard, va) dans l’édredon du lit superposé qu’est pour lui le continent à
la dérive des nuages dont la lumière décline, le gigantesque chou-fleur céleste
qui lentement s’assombrit, ce qui fut le fantasme discret des parachutistes et
des delta-planeurs étant bientôt gris comme une pollution. Alors… alors on voit
le soleil rouge se noyer dans les nues, en faire plus rien qu’un paquet
incandescent, plein des grumeaux de sa lave céleste qui brûle le ciel jusqu’aux
charbons et aux cendres d’une nuit brillante à peine de quelques petites
braises d’étoiles. Puis le pays est froid comme un feu éteint. La fumée blanche
est devenue noire ou grise, le spectacle est terminé. Fais de beaux rêves,
soleil. Moi, mon cerveau, quand je ferme les yeux, voit des tentacules aqueux
dans des canyons, des bras d’eau pleins des doigts que sont les rivières, des
souvenirs sinueux et des images labyrinthiques. Merci, Soleil, d’avoir brillé
aujourd’hui comme toujours, et d’avoir écarté de ton bras lumineux les rideaux
des nuages devant le spectacle plat des villes, des paysages, du vide, du
désert, des routes fines comme des fils, et des canyons assis dans les
montagnes ou craquelant les vallées plus immenses que des mers.
Enfin, puisque la nuit est
tombée, l’homme allume des lampes au bord des rivières, il constelle ses
vallées de lumière artificielle. Les villages électriques sont faciles à
détecter sur la plaine noire après la dissolution des derniers strato-cumulus,
de même que les rivières dorées de phares automobiles au ras du sol. Dire que
l’une d’elles est peut-être la route 66 ! (Je me rendrai compte, plus
tard, que la vieille 66 ne dispose en fait que rarement d’un éclairage public.)
Mais la 66, bientôt désormais ! L’Illinois des petites villes que nous
allions commencer à traverser le surlendemain fait place petit à petit à une
flaque immense de lumière urbaine, une agglomération de perles étincelantes, un
tissu plat d’éclairages orangés ou jaunes selon la puissance ou la vétusté des
quartiers, des routes, des infrastructures. Le tissu urbain, dont le
quadrillage impressionnant manifeste la régularité caractéristique des
métropoles américaines, apparaît comme un monde orange et noir qui scintille,
un filet de blanc et de halos grouillant de ces insectes motorisés que sont les
voitures sur les routes, dans les rues. Chicago existe donc vraiment ! Ce
n’est pas qu’un dessin sur une carte ou un mensonge de Google Earth !
Bonsoir, Chicago –je suis à toi dans quelques minutes !
On constate alors aisément qu’il
s’agit d’une des plus grandes métropoles américaines, une sorte de capitale du
Midwest et un centre d’échanges général pour les patrons de l’agrobusiness
américain. Elle peut sembler, par sa banlieue, un peu moins dense que Los
Angeles, mais la superficie ne paraît pas moins grande, du moins à partir du
poste d’observation aéronautique moins exact que celui des chiffres et de la
statistique. La ville se densifie à mesure qu’on approche du centre, qui se
situe au bord du lac Michigan et comprend l’aéroport international O’Hare. Sans
doute par curiosité, l’avion se penche vers ce lac jouant par sa taille à la
mer, et en descendant nous rapproche du peuple de lampadaires, des quelques
immeubles qui de notre point de vue semblent à peine plus haut que les maisons
et dont les fenêtres ne dorment pas non plus la nuit, des mailles innombrables
du filet résidentiel et lumineux. On voit tout de mieux en mieux, et tout
semble de plus en plus beau : moi qui ne connaissais cette parure
doucement brillante qu’à Paris, le pays des rois et des monarchies absolues
(pire ! des Présidents de la République) riches jusqu’à faire mourir de
faim les hommes dans les campagnes, j’aimerais arrêter d’écrire, pour pouvoir
mieux regarder.
En fait, l’avion va se coucher
sur ce tapis merveilleux d’artefacts humains, glisser délicatement sur une
ligne précise de cette surface éclairée, se reposer du ciel sur la terre. Ca y
est, on retrouve ce qu’est le sol, qu’on croyait avoir quitté – la pesanteur,
le béton sous les pieds, une certaine stabilité qui fait parler de terre
« ferme » et qui accessoirement permet de rouler. Bien visé,
l’avion ! Pile entre les lumières bleues de la piste d’atterrissage. On
est à Chicago, vraiment ; et pourtant j’accepterais déjà de rentrer à
LA : j’ai vu tant de beautés jusqu’ici, pendant le vol ! C’est cela
qu’on paie dans un billet en réalité, cette beauté inaccessible qu’on nous vend
pudiquement sous l’expression bureaucratique de « taxes d’aéroport ».
Eh ! Stop ! Les divagations, c’est fini ! C’est la route,
maintenant, qui va commencer (quand on aura trouvé une voiture). Cessons de
déraisonner ! Vite, une navette et direction le youth hostel !
Le top départ de la route 66 !
Voilà comment on prend deux
heures de décalage horaire.
A suivre...
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