Le matin se lève dans l’auberge de jeunesse de Chicago, qui comme toutes les auberges de jeunesse, ne connaît pas vraiment d’horaires : les pensionnaires entrent et sortent du dortoir au milieu de la nuit, selon l’heure de départ ou d’arrivée de leurs avions, et à cause des jet-lags des quatre coins du monde, on trouve de toute façon toujours quelqu’un d’éveillé dans la chambre, tuant le temps de la nuit dans un livre ou un ordinateur portable. Nous, nous bouclons nos affaires, nos valises à roulettes, nos backpackers, pour manger (le mot « déguster » conviendrait moins) quelques grains mous de porridge au milieu du Babel que peut être la salle à manger du petit déjeuner d’un youth hostel. On entend de l’espagnol et de l’américain comme à LA, mais aussi de l’anglais (langue étrange au rythme saccadé comme un cœur qui bat, mais non sans charme), du portugais brésilien, de l’allemand, du japonais et même du français. Le séjour commençait donc par un bain international, mais l’urgence de trouver la voiture qui nous permettrait l’évasion (le thème de l’établissement était d’ailleurs les gangsters, une spécialité locale) me poussa à abréger la conversation avec un hôte irlandais mélancolique, venu se bercer de blues dans les pubs de la ville, me força à cesser d’entendre le brouhaha des accents du monde et les questions naïves posées par les uns aux autres (« C'est vrai qu'il y a encore un roi, en France ? Ah oui, c'est vrai, la princesse vient d'avoir un bébé! »).
Notre auberge de jeunesse était
située dans une majestueuse maison ancienne, en brique rouge, au toit
d’ardoises et aux angles de pierre meulière d’un quartier résidentiel très
bourgeois du cœur de Chicago. Notre sortie, notre descente de la rue nous
permit de parcourir des yeux ces belles maisons aux avancées octogonales
percées de fenêtres à guillotine (aïe), aux petits escaliers menant sur un
seuil sous un avant-toit habillé de bois, escaliers dont les rampes de métal
sont peintes en noir, et les quelques arbustes fleuris sous les hauts chênes,
ensemble qui laissait une impression immédiatement plus austère, mais aussi
plus élégante, que les quartiers résidentiels de Los Angeles.
Les grandes façades de brique ne
pouvaient nous empêcher de penser à la vieille Angleterre, à son Londres du
XIXe siècle, à la différence du climat près, qui ici flotte autour de cent
degrés (Fahrenheit, bien sûr) au moment de l’été ; en réalité, cette
atmosphère architecturale était celle d’un air de côte Est, bien plus
Philadelphie, plus Boston, plus Washington, plus Brooklyn, et en effet, plus lointainement,
plus européenne que l’Ouest ou le Sud des États-Unis. Un tel décor donnait tout
de suite le sentiment de voir une autre Amérique, une qui connaît l’ancien, qui
ne rougit pas de l’historique, et en est fière même. Mes premiers pas dans
cette ville furent faits dans le sentiment d’une différence déjà radicale avec
la Californie, et l’idée presque pas fausse que nous étions dans un autre pays.
Alors, direction Downtown
Chicago, quartier des buildings qui firent la célébrité de la ville en
leur temps, voisin des quartiers bourgeois des bords du lac, et toujours centre
des affaires. Dans cette forêt des immeubles qui ont poussé au bord du lac
Michigan depuis la fin du XIXe siècle (surtout après le terrible incendie de
1871, qui dévora le bois pour le remplacer par de l’acier) on est introduit
progressivement par le bus, qui nous épargne tout à la fois la conduite
tumultueuse des autres voitures et la chaleur ambiante, qui, encore une fois, à
cette époque de l’année est loin d’être un vain mot. Downtown Chicago,
c’est grosso modo la petite partie de la ville qu’on appelle couramment le Loop.
Ce Loop, qui comprend au
sens strict le rectangle de huit blocks sur cinq de gratte-ciels du centre
encerclés par le métro surélevé de Chicago (le fameux métro qu’on voit dans les
films et que les monstres arrachent à chaque apocalypse), impressionne beaucoup
par la hauteur de ses buildings, mais aussi par leur densité, puisqu’on trouve
par exemple moins de places, de squares, d’esplanades et de vues panoramiques
qu’à Los Angeles. C’est là qu’habitent les grandes activités économiques qui
valent à la ville son troisième rang mondial par le PIB, devant Londres et
Paris. Ce PIB fait de finance, de commerce, d’industrie, de télécommunications
et de transports est soutenu aussi par la University of Chicago, où
furent menées les expériences permettant la fabrication des bombes atomiques
utilisées pendant la seconde Guerre Mondiale. C’est dans ce quartier que
commencera la route 66, dans Jackson street, maigre rue qui regarde,
timidement, le lac Michigan, serrée entre deux bâtiments gigantesques, et
respirant sur un parc, de l’autre côté de l’avenue qui lui est perpendiculaire.
Pour imposant qu’il soit,
déroutant déjà par l’altitude de son architecture, ce cœur de la ville n’est
pourtant pas sans un certain charme, et justifie le tourisme qu’il continue
d’alimenter. Les bâtiments anciens, dont les frises ornementales scandent déjà
les façades démesurées de pierre grise, blanche ou ocre, les arabesques de
métal noir au-dessus des portes, qui n’est pas sans un air de vieux Paris,
toutes les formes empruntées aux plus belles constructions des villes
italiennes, prussiennes, autrichiennes, françaises, néogothiques ou même
antiques (disons néo-classiques) et répétées sur une échelle phénoménale, puis
l’Art déco des années 20, tout cela se mêle aux édifices plus contemporains,
tout de verre, de miroirs vêtus, et plus hauts les uns que les autres, jusqu’à
la Sears Tower (alias Willis Tower) qui fut, depuis les années 1970 et pendant
vingt-cinq ans, la plus haute tour du monde, devant les deux tours aujourd’hui
tristement célèbres de New York.
Entre ces immeubles coule une
rivière qui permet de rafraîchir, d’aérer ce tissu très serré, de proposer aux
touristes des commentaires sur l’architecture depuis un bateau (les
bateaux-mouches ne sont pas loin), et d’ouvrir de nouvelles perspectives, du
haut des ponts, sur les façades et les autres ponts.
Autour de ce conservatoire de la
hauteur, on trouve d’assez vastes parcs, auxquels le lac donne quelque chose
comme un petit air viennois des berges du Danube sous les architectures
massives, plus grandes que les idées de l’homme et qui ne conviennent qu’aux
empires ; dans les allées rectilignes de leurs étendues gazonnées, on
croise aussi quelques statues, des fontaines et des occasions de promenade
quand le temps n’est pas trop lourd ou trop froid, avec quelques musées, quel
petit air européen.
La Toccata de Bach, d’ailleurs,
ne résonne-t-elle pas un peu à nos oreilles (internes, à l’abri des klaxons),
quand on passe sous ces gratte-ciels de la ville, ces cathédrales de la
contemporanéité, les élans d’une âme des derniers siècles vers la grandeur du
ciel, la véritable chaussée des géants ou de phénoménaux geysers de pierre et
de fenêtres auxquels il ne manque que les grandes orgues ?
No comments:
Post a Comment