Après
avoir croqué dans les tartes de Williams, qui se cuisinent dans une bâtisse de bois à
l'ombre des sapins sous le flanc des montagnes, nous suivons le spectacle que la route fait sur les hauteurs
qui nous entourent. Le soleil les habille ou les déshabille
successivement d'ombre et de lumière, jouant de leur éclat ou de
leur nudité, de leur côté magistral ou de leur nudité. Les
buissons clairsemés sur l'ensemble de leurs flancs, les taches vert
clair sur l'étendue vert foncé, les apparitions vert pomme sur la
plaine vert bouteille montrent que la forêt s'efface progressivement
à mesure que la montagne s'apprête à redescendre.
Ces
dernières montagnes cachent à peine un lieu voisin qui donne son
surnom à l'Etat : N’est-ce pas le Grand Canyon que nous
apercevons au loin ? Si ! Si ! Si ! Si ! (C’est l’écho qui répond.) Le Grand
Canyon state avait
gardé pour ce tronçon de la route le front rocailleux des
montagnes, le dos rocheux des collines, les roches à fleur d'herbe
qu'ont aussi les tableaux mystérieux de Friedrich, ce peintre
allemand qui sut si bien écouter la nature, mais aussi certains
tableaux impressionnistes américains du XIXe siècle que nous
connaissons moins, peut-être à tort parfois.
Cette descente provisoire dans les Rocheuses nous a fait découvrir le fond des vallées, apercevoir le creux des canyons, voir la roche jaillir sur ses propres flancs, en des sculptures naturelles rendant inutile tout ajout ornemental dans le style du Mont Rushmore, toute falsification permanente ou provisoire de la nature.
Pour
agrémenter ce spectacle où les oiseaux s'envolent en essaims au
coin des rochers, la pluie se met à jouer avec le ciel et le
paysage. Par chance, nous avons remis la capote, car les quelques
passages de freeway inévitables ne nous permettent pas de nous arrêter. En fait, les
nuages fondent à la frontière de l'Arizona et de la Californie, air
chaud contre air froid, comme sur le Montpellier français quand il
reçoit les nuages du Nord.
Dans l’Arizona des plateaux et des pins servis dessus, avec sa sauce de rivières versées par la pluie, les routes, le long des collines, se font fleuves, et tout en s'imaginant être en voiture, on est en bateau. Les paquebots que sont les camions lancent leurs vagues immenses en doublant – est-il besoin de préciser dangereusement?- dans les virages où la brume enlève à la route le peu de visibilité que la côte lui avait laissée.
Par précaution, puisque notre toit n'est que de toile, nous réfugions Denise sous l'auvent d'une station-service. Nous reprenons de l'essence, et soudain, problème de klaxon : au milieu de la pluie, du froid, de l'humidité, le klaxon se met à gémir un cri interminable, dès que nous mettons le contact. Plutôt gênant pour reprendre la route et croiser d'autres véhicules, même s'ils ne sont pas nombreux sur la 66. Le problème est vite réglé grâce aux conseils du mécanicien, mais avec la pluie, les souvenirs du Texas reviennent : encore la fin du monde ? Si près du but, ne verrons-nous jamais la Californie ? Heureusement, le ciel n'est pas aussi noir qu'alors, le soleil est caché mais pas absent et au fond, est-il vraiment étonnant, après tant de beaux paysages, que le ciel se mette de temps en temps à pleurer ?
***
Cette
grosse, longue averse passée, nous reprenons la route en quittant ce
village qui fut notre refuge, et nous croisons notre première
voiture à contre-sens, cherchez l'erreur elle est facile à trouver. Les nuages qui
coiffaient, quelques minutes plus tôt, leur longue chevelure d'eau
dans le vent, la laissent renaître en vapeurs sur le bitume pénétré
de rayons. Voici des miroirs jetés par la pluie entre les collines,
des flaques faites pour refléter à la fois le ciel et l'herbe, les
barrières et les arbres ; voici les lucioles d'argent diurnes
que sont les gouttes de pluie restées sur la route dans le soleil
revenu ; et, au risque de paraître un peu niais, le ciel envoie
un arc-en-ciel dans notre rétroviseur.
Bientôt, la voiture
plonge dans la vallée depuis le haut d'un canyon, sans savoir où
s'avancent ses pneus avant. Nous voyons pourtant des vallées, des
plaines se reposant entre de grandes et de petites collines. Ces
collines ont parfois un front rocheux : ce dernier fait l'effet
de dernier lieu où ne se hasardent plus les hommes ni la végétation,
un peu plus hardie que son supérieur sur l'échelle
naturelle. Dans les fins d'après-midi, ces roches abreuvent leurs
couleurs variées de jaune, ocre, rouge, brun, jaune encore, des
derniers rayons de l'astre du jour, si propice aux voyages.
Denise
court sur la route à travers la plaine, chaussée de pneus (mmh, tu
sens bon l’essence), suivant les lignes jaunes de la route
américaine, sans jamais les franchir, sagement. La route 66 oublie
de tourner et se suit elle-même dans sa continuité pourtant
rarement monotone. La trajectoire est si rectiligne que malgré les
55 miles par heure, nous n'avons plus l'impression d'avancer, mais
plutôt celle de faire du sur place. Des panneaux demandent aux
conducteurs d'allumer leurs phares pour prévenir les voitures venant
d'en face qu'elles vont en croiser une autre, et qu'il vaut mieux par
conséquent ne pas s'endormir. Les sapins, les rochers, le cri des
Indiens même, sont désormais passés, comme s'ils avaient été
effacés par la pluie.
On
suit les trains tirant leurs conteneurs colorés dans les vallées
immenses. Le vide des plaines est impressionnant. Comme Français,
nous connaissions les étendues vastes, immenses, l'horizon, les
panoramas et les photographies à 360° mais pas le plat infini de
ces étendues vides.
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