Après
Winslow, le
désert rouge inspire encore une ou deux surprises.
La
principale d'entre elles est venue des étoiles. Autant les supposés
ovnis du Nouveau Mexique avaient la forme d'essais nucléaires
classés secret défense, autant la météorite tombée en Arizona il
y a 50 000 ans vient à n'en pas douter de l'espace. Au prix d'un
léger détour, nous approchons de ce cratère immense, de ce bol
creusé par la nature où l'on aurait pu faire un stade, un
amphithéâtre ou un cinéma en plein air rempli de gradins, mais que
l'on s'est contenté de transformer en attraction touristique.
Derrière les cars, nous découvrons malheureusement les portillons
d'une billetterie, et de hautes barrières tout autour du cratère.
Il faut payer une somme ridiculement élevée pour obtenir la
permission de prendre en photo une merveille de la nature. Le cratère
de météorite a donc été volé à la curiosité humaine et au
hasard naturel par le propriétaire du champ. Propriété :
je suis loin d'être communiste, et pourtant l'Amérique nous donnait
de nouveau une occasion de déchanter légèrement de sa
civilisation. Si une météorite atterrit dans votre jardin, s'il
vous plaît, proposez d'en faire un monument public classé au
patrimoine de l'humanité.
Le
Canyon Diablo et le casino-hôtel indien des Deux Flèches (Twin
Arrows)
font du stop, sur le bord de la route, mais nous ne répondons pas.
***
Notre
découverte des quatre Arizona se poursuivait, et cet Etat nous
semblait à lui seul un résumé de la route 66, dans le désordre.
Le premier, celui des falaises jaunies, rappelait Gallup et les
guitares du Nouveau Mexique ; nous quittions le deuxième, dont
les plaines rouges et la végétation sèche faisaient un clin d’œil
au Texas et à l'Ocklahoma ; nous savions que le quatrième
ressemblerait fort à la Californie, qu'il contiendrait du sable et
des résidus de pellicules cinématographiques ; le troisième
se dressait devant nous, vert, plein de petits sapins, dont on ne
savait trop s'ils étaient faits pour évoquer le bois de l'Illinois
ou déjà celui de l'Oregon.
La
route qui montait annonçait les quelques sommets des Rocheuses, les
quelques cols que nous allions avoir à traverser. Habillés de
forêt, les flancs de montagne en pente douce respirent là-bas par
de charmantes clairières et quelques fraîches prairies. La ville
s'est emparée de l'une d'elles, ou même a dévoré quelques arbres
pour planter ses quelques maisons, son city
hall et ses cabanes de
bûcherons. Flagstaff est une ville d'Arizona où les hommes blancs
cohabitent avec les Indiens. Chuck Berry dit son nom dans la chanson
qu'il donna à la Route sur un piano de jazz et une guitare à
ouïes : « Flagstaff
Arizona, don't Forget Winona... » Nous
avons traversé ce Springfield de l'Ouest, nous l'avouons, sans nous
y arrêter, que la route 66 nous pardonne ce péché contre elle s'il
fait partie de ceux qui se rachètent, car nous nous sommes laissés
séduire par l'appel de la forêt, qui chantait si fort dans les
environs.
Alors,
nous rencontrons de nouvelles prairies où paissent des vaches ou des
chevaux sur l'arrondi ensoleillé des coteaux. Des cabanes, ou même
de petites bâtisses de bois semblent indiquer la maison de Boucle
d'Or (et quelques gouttes de miel sur la poignée nous signalent le
passage récent des ours). Cet Arizona est un pays différent, et si
l'on peut soupçonner les Indiens d'avoir eu ici leurs terrains de
chasse avant les trappeurs, cette nature plus verte respire une
fraîcheur nouvelle.
Aux
maisons des prés succèdent celles, plus timides mais aussi plus
étendues, des clairières. Voici des rondins sur les bords de route,
qui semblent affirmer un amour de la montagne et l'utilisation
raisonnée de ses ressources. Ces maisons de bois coincées entre les
sapins brandissent toutefois leur drapeau américain au milieu d'une
vaste cour pleine de sciure et d'humus. Quand le temps s'y prête, un
peu de vent vient jouer dans le moulin de métal, qui demande à
l'esprit du vent, du coin de la prairie, un peu d'énergie pour
la scie sauteuse. Un ou deux habitants que la curiosité a sans doute
fait sortir de chez eux s'étonnent que ce tronçon de la route 66
soit encore fréquenté, surtout par des Français (« Comment
va Charles de Gaulle? »). Cet étonnement est justifié par
deux raisons : ce tronçon qui passe devant chez eux traverse
aussi un bois qui est leur propriété (curieux mélange de voie
publique et de voie privée) ; la route de bitume fait place à
une route de terre, véritable tapis de la forêt.
Mais
que la route soit sans (sou-) cis (66) ! Le génie de la forêt,
auquel tant de fois les chamanes des tribus autochtones durent
s'adresser dans un mouvement de communion, semble nous accueillir
avec bienveillance, car ses arbres de plus en plus bizarroïdes nous
parlent le langage de leurs formes. Pour nous laisser porter par cet
esprit magique, nous coupons le moteur dans les descentes pour voir
jusqu'où l'élan nous fera remonter à la prochaine colline, et
quand ces petits jeux nous ont bien amusés, nous garons Denise
auprès d'un rocher couvert de mousse, et nous descendons donner
notre salut aux bois.
Les
arbres de cet Arizona plus frais ne sont pas pétrifiés. Bien sûr,
ils sont vieux, leurs branches ont des doigts d'aïeux, ridés, secs,
brisés parfois mais élégants, et dessinés somptueusement. Leur
tronc est rayé de rouge et de noir mystérieux, d'un rouge foncé et
d'un noir tirant sur le roux. Tels des totems naturels dans cette
forêt hantée par les odeurs de résine, ils laissent peu
comprendre que les Indiens seuls aient cherché à leur adresser la
parole, si ce n'est qu'il n'est pas donné à tout un chacun de
parler leur langue secrète. Sur le sol capitonné d'humus et
saupoudré d'épines, de grosses pierres couvertes de lichen
turquoise semblent n'avoir pas été laissées là par la Nature par
hasard. De leur voix muette, elles répondent aux souches, œuvres
d'art de la poussière, du temps et de la pluie, dans une
communication familière du végétal et du minéral. La faible
hauteur des pins, leur caractère clairsemé, inondent de lumière ce
spectacle au ras du sol. Ont-ils entendu l'appel des flûtes
indiennes ?
***
La route se poursuit dans les collines et recoins de la Kaibab forest (ne riez pas, c'est son nom). A travers les cheveux piquants des résineux, nous apercevons le train, la petite ville de Williams et nos premiers cars de touristes allemands.
Williams
est une des vitrines de la 66. Si vous ne faites pas la 66, tout en
voulant faire croire que vous y êtes allés, c'est à Williams qu'il
faut aller acheter votre pin's ou votre boule à neige renfermant
une Harley Davidson. Outre ces gift
shops
et quelques heritage
museums,
vous trouverez les cafés et les diners
des années 50, comme ces petits restaurants parisiens qui vous
offrent des hamburgers au camembert et du steak d'importation texane
sur les quais de Seine ou dans les avenues de Boulogne. Les panneaux,
les drapeaux américains, les ampoules colorées, les cousines de
Marilyn Monroe en statue rappellent que Williams fait partie de ces
endroits, à mi-chemin entre l'attrape-touristes qu'il n'est pas
totalement et le conservatoire du passé américain, qu'il n'est pas
totalement non plus.
Une tyrolienne sur Cadillac, une bonne grosse vieille locomotive
noire du temps du charbon exposée et la façade d'un bordel des 50's
transformé en restaurant (pas de surprise dans la nourriture) jouent
sur ce double tableau, qui serait difficile à peindre autrement qu'à
travers un patchwork de rockabilly et de films à peine en couleur.
Comment ne pas se
laisser aller à imaginer la merveille que serait le continent
américain si les Européens n'étaient jamais arrivés ?
Imaginez un pays de Cheyennes, de Hopis, de Peaux-Rouges et
d'Apaches, pour qui le tomahawk n'est pas une arme dont on se sert
contre les Irakiens. Des étendues sauvages, des forêts restées
vierges, pas de tests atomiques dans les déserts, mais pas de
Coca-Cola non plus. Seulement du pop corn et du calumet de paix, un
héritage que la civilisation occidentale n'a heureusement pas renié.
Alors Arizona,
nous pouvons dire : il y a encore une plume colorée au-dessus
de ton nom zézayant par le milieu.
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