Le désert,
dans lequel nous ne finissons pas de nous enfoncer, est intéressant
en cela qu’il n’est pas un désert : il est plein de sa
végétation frisée, sèche mais verte sur sa terre rouge. Ce désert
est parfois découpé par des lignes barbelées, qui remplacent les
barrières de métal du Texas (et, je le rappelle, les charmantes
petites clôtures blanches épousant le relief des vallons du
Missouri !). Le Nouveau Mexique a donc ses ranchs, quoique on y
voie moins d’animaux paissant qu’au Texas, qui demeure plus vert.
En fait, on se demande parfois l’utilité de ces délimitations de
territoire au milieu du vide, puisque l’homme ose rarement y
laisser mourir son bétail : question de principe, de sacralité
de la propriété privée aux États-Unis ? Les plaines
sont-elles plus vertes en hiver ? Est-ce la possibilité de
ressources souterraines ?
Il faut
s’enfoncer un peu plus dans l’État pour en saisir les nuances,
soit plus fertiles, soit plus arides encore.
A
ce moment, la route, qui était droite, se tortille et se glisse dans
tous les sens autour des collines. Il y a une raison claire à cela :
sur cette portion, la route servait à relier les villages entre
eux ; ces derniers se trouvaient alors en plein sur le Main
street of America,
une aubaine pour ces bourgades retirées. Bien sûr, cet effet du
passage de la 66 s'est annulé avec l'abandon de la route en 1985,
et surtout, dans les années 60 et 70, à cause du développement du
freeway,
l'autoroute moderne, qui ne peut se permettre de passer dans les
villages isolés. Ces derniers, donc, ont retrouvé leur calme, mais
ils bénéficient toujours d'une route bien entretenue qui les relie
à la civilisation du XXIe siècle.
Ces
villages jetés entre les arbres et les rochers d’une colline ne
s'alimentent pas seulement par la route, mais aussi par la rivière,
qui sont sans doute la raison de leur établissement par ici. Les
berges verdoyantes contrastent étonnamment avec le climat sec
alentour, à la manière d'une oasis dans un sahel américain. Elles
nourrissent le bétail, les vaches qui paissent sous un arbre garni,
quelques chevaux, sous l’œil du chien du village, lui vieux et
fatigué d'ennui, qui semble s'affadir autant que les vaches ont
l'âme molle. Quand nous descendons explorer ce silence et ce vide,
il nous suit, curieux, ou suppliant, dans les recoins du village :
« Voyageurs !
Emmenez-moi ! Ce pays est vide et les croquettes y sont rassies,
sous l'effet du soleil ! » Mais supporterais-tu, ô chien,
dans le monstrueux Los Angeles, la ville
à perte de vue, le vent dans les
décapotables et l'intact parfum hollywoodien des toutous
californiens ? Crois-nous, la fraîcheur d'une rivière et la
caresse du soleil valent bien plusieurs vies de pet
sitting à
Beverly Hills ou de séjours de luxe à l'animal
hospital
plus chers qu'aucun de ceux que tes maîtres pourront jamais payer
pour eux-mêmes.
Ces
villages minuscules, que l’on voudrait appeler des hameaux et qui
font concurrence à l’éparpillement des communes dans les
provinces françaises, contiennent pourtant leur Poste et leur place
de parking pour les handicapés. Toutes les maisons sont groupées
autour d'une église, dans un vieux style espagnol, avec sa place et
son cimetière. On dit que certaines de ces églises appartiennent à
d'anciennes missions, datant parfois du XVIIe siècle, une sorte de
préhistoire ou d'antiquité américaine. Entretenues et résistant
aux siècles, elles tiennent bon et semblent rappeler que le
Christ vous attend, encore au milieu du désert, ou peut-être
surtout là.
Les
maisons sont souvent des pierres qu’on a entassées en forme de
murs sous un toit de taule : la caillasse ne manque pas dans ce
désert pierreux, où les rocs rouges tombent des montagnes comme les
feuilles à l’automne dans les pays à saisons. (Le tout est de se
trouver un Blue Hole
ou une rivière pour fonder une bourgade qu’on abandonnera le plus
tard possible.) Sur la place, les auvents de bois invitent aux
siestes, mais l'absence est seule à les occuper, depuis que les
habitants sont peut-être partis, ayant oublié où était leur
maison. Où ça ?
Cependant,
chose improbable mais non impossible, puisque nous nous trouvons non
seulement dans un pays où le ridicule fait vivre, mais aussi plus
précisément dans un Etat d'enchantement, une ville dont la rumeur
traverse les océans, les frontières et les écrans de télévision
s'offre bientôt à nos yeux : la fabuleuse Las Vegas. Pourtant,
ce n'est pas la Vegas du fameux panneau (« Welcome
to fabulous Las Vegas, Nevada »), de la
chanson d'Elvis ou des Very Bad Trips
(que Dieu merci je n'ai jamais vus) ; ce n'est pas non plus un
remake du petit Vega du Texas. C'est un autre Las Vegas, homonyme,
mais sous forme de village (de même qu'on trouve, à quelques
kilomètres de Santa Fe, un Madrid de 150 habitants). Les seuls
points communs entre les deux Vegas, si l'on veut à tout prix en
trouver, ce sont les voitures immenses (mais limousines d'un côté,
high wheel trucks de
l'autre), les hôtels le long de la route (de standing
différent), le saloon
et le KFC qui peuvent rappeler l'entertainment
du Nevada, avec beaucoup d'imagination et si l'on veut s'économiser
un voyage si loin. Pour éviter de confondre les deux, je propose
donc le toponyme de Las-Vegas-dans-les-Vallons.
En effet,
on est ici bien loin du Venezian ou du Bally's, ou même des simples
quartiers résidentiels de Vegas, qui ressemblent à ceux de toute
grande cité américaine, à ceci près que leur eau est puisée dans
un désastre écologique. Las-Vegas-dans-les-Vallons est plein de
mobile-homes sédentarisés à l'aide de quelques parpaings, qui ont
fini par s'intégrer dans le tissu urbain. Les habitants, que l'on
croise un peu plus que dans les villages précédents, sont suivis
par leur queue de cheval et leurs joues piquent de poils roux, blancs
ou jaunes, ou d'un mélange des trois, pas toujours bien rasés, mais
c'est pour le charme. Ces gringos par le sang ne le sont plus ni par
la peau, ni par l'âme : descendants de cow-boys venus goûter
vallons et vallées solitaires aux frontières des pays qui parlent
espagnol, ils sont une sorte de Mexicains blancs, d'Américains sous
le soleil du Sud.
Après ces
observations ethnographiques superficielles et nos hommages rendus au
KFC (car nous aimons la couleur locale), nous suivons les panneaux
bilingues anglais-espagnol (si, si, ils sont aussi en anglais) pour
enfiler les montagnes russes de quelques collines rouges
supplémentaires.