« Oh Susanna, oh don’t you cry for me… Ah !
Pardon lecteur, j’étais en train de chantonner un air sur mon banjo et je ne
t’ai pas vu arriver. C’est qu’ici, vois-tu, c’est le Texas – mets ton chapeau,
tes bottes et tes éperons, gare ton cheval et viens : tu verras que ce
n’est qu’à peine un cliché.
A Texola, on pourrait avoir une
ligne dessinée sur le sol, qui couperait la route : ce village matérialise
la frontière de l’Oklahoma avec le Texas. Les quelques maisons de bois au toit
éventré ou les stations-service abandonnées, les bâtiments avalés par la
végétation et digérés par le silence reposent sur les bords de la Route. Cette
Route est encore, à la mode d’Oklahoma, une série de plaques de béton, entre
lesquelles l’herbe a poussé ses têtes, comme on est bien sous les pneus des
voitures. « No place like Texola, » proclament encore des
lettres peintes sur la taule d’un ancien motel, dont l’enseigne rouillée tient
encore par des poteaux plantés dans de vieux bidons remplis de ciment, pour
n’annoncer plus que le passage du temps, en fonction de la surface que la
rouille a déjà avalée.
Des boîtes aux lettres esseulées,
quelques pick-up semblent indiquer, contre toute attente, que le petit hangar
de taule, derrière les arbres, est encore utilisé ; qu’il jouxte peut-être
une maison, une habitation. Le facteur ne doit guère passer plus souvent
que tous les 66 du mois : on est à la limite de la ruine, aux frontières
de l’abandon, mais il y a encore âme qui vive ; tout est comme dans la
mélodie minimaliste au bottle neck sur une guitare, qui ouvre et qui
conclut le film Paris, Texas, de Ry Cooder.
Pour nous, c’est la plongée dans
ce Texas, sans masque et sans tuba. Reverrons-nous des prairies comme en
Illinois ? des vallons comme au Missouri ? des champs, d’une part,
des banlieues sans villes, d’autre part, comme en Oklahoma ? des
déserts ? La vie sera-t-elle la même maintenant que le Midwest n’existe
plus ? …
Contrairement à ce que les
westerns hollywoodiens nous disent de ses paysages, le Texas est un État en grande
partie assez vert. Bien sûr, ce n’est pas un relief verdoyant partout comme
dans le Washington, l’Ohio ou l’Oregon ; mais il ne s’agit pas d’un désert
plein à cactus, ni des plaines de Monument Valley, d’Arizona, où rôdent les
coyotes et les Indiens.
On ne voit plus trop de champs,
mais de plus en plus de ranchs, de propriétés immenses offertes à la
pâture des bêtes, des vaches principalement, où il ne fait bon que se déplacer
à cheval, et ce encore aujourd’hui. Ces plaines sont parfois veinées de canyons
étroits et peu profonds, mais assez étendus pour être gênants, autour desquels
prolifère une population de buissons secs, d’arbustes au ras du sol ou d’herbes
mi-longues et demi-sèches. Dans ces articles, je parlerai surtout de la partie
Nord du Texas, par laquelle passe la route 66, alors que cet État est beaucoup
plus grand, un peu plus que la France, et qu’il est forcément riche d’une
certaine diversité : nous n’avons pas été à Houston d’où partent les
fusées, Dallas où meurent les présidents, ni même à Austin où pleuvent
quelquefois, dans les mois d’été, des pluies plus chaudes que des larmes.
Nous entrons donc au Texas avec
une bouche, des dents et de l’appétit, comme il en faut pour les platées, les
portions généreuses de ce peuple de cow-boys, ça creuse de garder les vaches
toute la journée sur un cheval. Extérieurement, le steak house de Mc
Lean (vous pouvez oublier le mot fast-food jusqu’à Albuquerque, NM) paraît tout
calme, sous sa façade de bois, sa terrasse de bois, ses escaliers de bois et
son auvent de bois. De vieilles lettres, pareilles à celles avec lesquelles on
écrit sur les enseignes dans les westerns, annoncent le nom de l’établissement,
emprunté à un classique de country music qui évoque la vallée d’une
rivière rouge. Quelques personnes discutent sur le palier et le parking est
plein de pick-up ; conseillés par la faim, notre guidebook et le
charme si texan du lieu, we step in.
Tous les habitants qui semblaient
absents des villages, tous les hommes vivants qui manquaient dans les rues,
toutes les âmes incarnées que l’on croyait avoir été faites fantômes, ils se
trouvaient là, en fait, dans le sanctuaire béni de la nourriture, la chapelle
des dents voraces, le temple du bon appétit bien sûr. Une serveuse, un peu
forte par rapport aux canons californiens, mais mince en comparaison de ceux du
Midwest, et non sans une certaine grâce bien de chez elle, nous installe sur
des chaises en bois, sous les planches et les affiches, les gravures, les
photos en noir et blanc de Buffalo Bill ou de rodéos, à une table coiffée d’une
nappe rouge à carreaux blancs. Pour nous aider à décider si nous prendrons une
« Texas size salad » ou l’une des bonnes grosses pièces de
bœuf comme ils les servent ici, notre Américaine nous apporte, dans un foulard
emprunté à Lucky Luke, une volumineuse miche de pain noir, avant même que nous
ayons le temps de crier miam : le Texas ne manque pas à son sens du
service.
Le village de Mc Lean, malgré son
musée de la route 66, ne peut être soupçonné de tourisme. Comme je l’ai déjà
dit, seuls y résident des personnes du troisième âge, des revenants et des
propriétaires de ranchs ; Mc Lean est loin de tout, sauf de la Route qui
aujourd’hui n’est plus grand chose. On ne peut donc pas non plus soupçonner la
clientèle qui passe dans notre steak house de s’être déguisée pour nos
beaux yeux naïfs d’Européens lecteurs de Morris et de John Wayne. Un homme,
assis face à sa femme (qui fut une cow-girl en son temps, n’en doutez
pas), laisse passer les cheveux blancs (non, presque pas jaunes !) de sa
chevelure longue par le trou arrière de sa casquette qui le protège de la
lumière de la lampe ; il s’attaque, comme elle, à la copieuse scène de ribs
qui se joue dans son assiette tandis que nous attendons la nôtre. Se rendant
dans la grande salle, traverse alors un groupe de cow-boys (je ne sais
pas les nommer autrement), comme en témoigne leur chapeau de cuir aux bords
bellement recourbés, leur chemise à carreaux, parfois leur moustache, et
surtout leurs blue jeans un peu brunis et leurs bottes à talons forts,
derrière lesquelles brille, tinte, roule sur elle-même une petite étoile en
forme d’éperon. On sent qu’on revient juste du ranch ; c’est la
pause de midi ; bientôt il faudra reprendre le truck et rejoindre
les chevaux fidèles qu’on montera pour surveiller le cattle, pardon, le
cheptel, qui fournira les prochains steaks et les prochains repas.
Ma pomme de terre arrive, avec
des ribs, des légumes, du riz, une barquette de blue cheese, une
assiette de salade, un coca et un grand couteau de boucher, ou presque. Comme
on sait bien vivre, ici ! Texas-size,
l’expression courante ici ne mentait pas ; « Everything is bigger
in Texas,” they say. Les gens semblent aimables, francs,
serviables, dynamiques, mais peu habitués à voir des étrangers, et pourtant ne
s’en étonnant même pas, tant le calme des impavides ranchers est imperturbable.
Nous sourions de la décoration un peu clinquante, que ce clinquant soit
intentionnel ou involontaire ; la décoration des murs de l’entrée est en effet
un peu plus texane que le Texas. Puis nous prenons le chemin poussiéreux de Mc
Lean, pour explorer le village et régler nos comptes avec le coyote de Billy
the Filth, qui ne perd rien pour attendre notre duel au Colt 500 dans l’avenue
principale de la bourgade, au milieu des serpents à sonnettes.
Mc Lean, c’est un charme franc et
rustique de village en apparence abandonné ; mais il l’est moins que
Texola, et est un peu plus « grand ». Cependant, il réunit en lui
seul plus d’un cliché de western ; à ceci près que, contrairement à la
Bodies californienne que l’on montre aux touristes, Mc Lean reste Mc
Lean ; Mc Lean reste habitée et vécue par ses habitants ; beau
séjour, pour la promenade digestive des rescapés des laideurs oklahomasiennes.
Des maisons de taule ou de bois
se font face de part et d’autre de la rue déserte où ne passe nulle voiture,
nul truck, sauf trois fois par heure, pour traverser et sans savoir
qu’ici est Mc Lean. Si vous habitez sur Main street, vous avez peut-être
une maison de briques, comme le barbier qui semble avoir gardé son enseigne du
siècle passé, le club des vétérans ou le petit musée de la route 66 ; Main
street donne sur les champs et contient aussi ses bâtiments éventrés, à
l’abandon, à demi démolis ou en passe de l’être par les effets des herbes
folles, qui rongent plus qu’on ne le croit. Le carrefour principal (Main
street crossing First st) est pavé de briques, et ses boutiques ont un
auvent qui permet, en été, des promenades à l’ombre. Personne dans la rue, et
pourtant de rares voitures sont garées à côté de la nôtre.
On peut s’écarter un peu, pour
voir le trottoir disparaître, être fait de poussière ou d’herbe sèche, ou
d’herbe pas coupée. On verrait de grands prés à l’horizon, sous la citerne en
hauteur du village, s’il n’y avait pas des arbres et des hangars personnels.
Quelques silos, quelques églises protestantes abandonnées, quelques drapeaux
des USA et du Texas flottant mal dans la faiblesse du vent. Il fait chaud. Le
ciel est bleu, à peine pommelé de quelques pâles nuages. On n’entend plus que
le silence, les cigales et le grésillement des rattle snakes qui vous
invitent à ne pas vous aventurer trop loin dans le jardin de la maison hantée.
La fontaine publique est asséchée ; les fils électriques courent au-dessus
de nos têtes, avec les feux tricolores suspendus au-dessus du carrefour, sans
poteaux ; une fresque à demi effacée sur les briques d’un mur célèbrent
Elvis et Cadillac ; certaines stations-service ne se réveilleront
jamais ; quant au motel désaffecté, tout ne semble pas encore perdu, sauf
la clientèle. J’ignore l’histoire sans doute mystérieuse de Mc Lean… quelle
famille le quitta à cause de l’aridité du pays, quel enfant imprudent y mourut
des piqûres d’un serpent à sonnettes, quels duels meurtriers ajoutèrent au rouge
des briques de Main street celui d’un sang trop jeune ; et pourtant
rien n’y vint troubler notre repos, si ce n’est le désir de découvrir à quels
mythes la Route le reliait encore, un peu plus à l’Ouest.
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