Après Bushland, après Wildorado
(promis je n’invente rien), Vega, la small Vega fait recommencer la
petitesse au pays de la grandeur, de l’immense, du XXL made in USA. Le
ciel qui fut si bleu se mouille un peu ; des gouttes d’eau tombent des
nuages qui paraissaient si sages, si pacifiques ; les gouttes grossissent
et se font plus nombreuses : elles qui tombaient par quelques-unes, c’est
par bataillons, qu’elles se mettent à attaquer ; grosses comme des
fourmis, leurs flic flac sont des FLIC FLAC. Mais après tout, ce n’est qu’une
grosse averse, rien de bien méchant, rien en tout cas à quoi il ne suffise,
puisqu’on est au Texas, de quelques instants dans un authentique saloon
pour faire passer le temps, le mauvais temps qui tombe du ciel.
Une fois la voiture garée où l’on
plaçait autrefois les chevaux, nous poussons la porte de bois de Boot Hill
– cet établissement honnête devant lequel traînent encore un tonneau éventré et
une roue de diligence du siècle avant-dernier. Dans la salle, de petites tables
rondes où des gens jouent aux cartes, ou boivent un verre en discutant du
mauvais temps – et, face à nous, huit cow-boys gros en chapeau et en barbe
installés au comptoir se retournent en même temps sans un mot, pour voir quels
trois blancs-becs viennent se joindre à leur boisson. Nous avons l’impression
que nous venons d’entrer dans un film, mais tout n’est pas en noir et blanc.
Tout est en bois, y compris le piano et le grincement des portes battantes
(oui, celles qui reviennent sur vous si vous allez trop lentement, coyotes). La
tapisserie rouge couvre les portions de mur que le miroir du comptoir ou les
planches nues mal dégrossies ne recouvrent pas. Quelques têtes de cerfs ou de
taureaux, empaillées, à côté des lanternes qui pendent à un morceau de métal.
Je ne serais qu’à moitié étonné si un jour j’apprenais que Chuck Norris a ici
ses habitudes ; nous, timidement, nous nous installons à un coin du
comptoir, entre le piano et le crachoir. Sous la grande et élégante glace
luky-lukéenne de derrière ce comptoir arrive alors une jeune serveuse qui,
évidemment, est jolie, et fait tout mince à côté des habitués du lieu.
Dans ce monde de bières, les
blancs-becs commandent pourtant une lemonade. Plaidoyer pour le
chauffeur, he doesn’t drink and drive; mais ces trois jeunes font tache,
parmi les Végasiens. Les conversations qui se tiennent au comptoir posent un
peu le ton du lieu : ce sont des rires de voix rauques (celles qui passent
à travers les poils d’une barbe mal taillée ou d’une moustache épaisse), de
minces fumées de cigarettes encore autorisées dans les lieux publics (eh, c’est
un saloon tout de même) et un accent à couper au revolver, un accent
texan très marqué à reflets rustiques, c’est-à-dire de mots à demi avalés. Les
moustaches prennent des formes plus variées que dans les États où nous en
avions croisé : alors qu’au Midwest, c’était plutôt dans la barbe que
s’exprimait la personnalité, elle se comprend ici beaucoup dans la moustache.
Vous avez certes cette grosse moustache broussailleuse, pour le Texas des
ranchs, mais n’oubliez pas non plus la moustache aux bouts plus fins, recourbés,
pour les Texans des villes. Car à Vega, l’élégance se dit aussi dans le langage
des poils.
Quand la pluie s’est calmée, nous
descendons dans downtown Vega. Sur la vieille place du village où tout
n’est que bois et couleurs, règne un silence de western en train de se faire.
Les petites façades sont alignées, et reliées par leur auvent qui dessine une
promenade ; sous cette promenade s’abritent quelques bancs et fauteuils à
bascule, vides. Tiens, un tracteur passe en remorquant une machine agricole
presque aussi grosse que lui. Les silos immenses dépassent du paysage comme des
immeubles : ce sont les tours de la campagnes. Un autre dépasse :
tout jaune, en forme de bonbonne, c’est le réservoir d’eau de la ville ;
comme celui d’Atlanta dans l’Illinois, il ressemble à un ballon de baudruche
gonflé, mais cette fois sans sourire dessiné sur le ventre. Un vieil arrêt de
bus (en bois !), une vieille station-service ; des granges, un
quincaillier ; un motel, une maison de trappeur ; l’étoile du Texas
en métal rouillé, la table des Dix Commandements au milieu du square :
voilà Vega, pleine d’Amérique ancienne et de Texas très fidèle à soi-même.
Mais c’est alors que le ciel se
remet à pleuvoir.
Suffit-il, pour cela, de
s’abriter sous le kiosque au milieu de l’herbe ? Peut-on se contenter d’attendre quelques minutes que l’intempérie
soit dissoute ? Un arc-en-ciel s’apprête-t-il à chasser les nuages ?
Ces nuages sont de plus en plus
gros, et proviennent d’un fond gris, d’un horizon gris sombre : allons plutôt
à la voiture.