Commerce,
Miami, Narcissa, Chelsea, Tulsa, nous continuons d’enfiler des perles plus ou
moins grossières d’Oklahoma sur notre collier de villes et de villages au fil
de la Route 66, en y ajoutant la capitale de l’État, au nom, très original,
mais si, d’Oklahoma City, qui se trouve à quelque deux heures de Tulsa.
O.C. se
distingue par son parlement, qui semble être à peu près la seule attraction, si
c’en est une, de la ville. La ville semble être faite pour l’habitation, les
courses au supermarché, le passage des voitures, l’accomplissement de toutes
les fonctions vitales du mammifère humain, mais pas pour la vie au sens plein
du terme - si vivre signifie bien aussi s’amuser, aimer, se détendre ou
innover. Au lieu de cela, nous nous perdons dans le dédale de rues et de
parkings qui entourent le bâtiment du parlement, qui est manifestement l’une
des rares portions de l’Amérique où la circulation est mal organisée (Paris,
nous nous souvenons de toi !), et nous souhaitons la quitter, ayant malgré
tout pris quelques photos, pour témoigner.
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Le bâtiment principal du parlement, avec ses airs de Capitole |
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Suite des bâtiments du parlement, plus récents |
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Suite des bâtiments du parlement, avec un étrange obélisque |
Au passage,
pour vous faire croire qu’Oklahoma City est une ville où il se passe quelque
chose (comme Monopolis), voici un événement, un triste événement qu’Oklahoma
City a donné à l’histoire de son pays. Le 19 avril 1995, l’Alfred P. Murrah
Federal Building sauta sous l’apocalypse d’une bombe. 168 morts, 680 blessés,
soit le plus grave acte de terrorisme sur le sol américain avant le 11
septembre. Dans l’heure et demie qui suivit l’explosion, Timothy McVeigh fut
arrêté par la police pour avoir roulé sans plaque d’immatriculation (bon moyen pour
éviter de se faire repérer) et son complice Terry Nichols fut retrouvé. Ils
justifiaient leur acte par le besoin de venger le siège de Waco au Texas,
centre de la secte des davidiens de David Koresh assailli par le FBI après 51
jours de siège dans le feu et le sang d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce
nonobstant, McVeigh fut exécuté et Nichols finit en prison pour le reste de ses
jours. Ne commettez jamais d’attentats.
Loin des
bombes, quittant la ville, on rêve, malgré tout. Après Oklahoma City,
l’Amérique redevient profonde (elle l’était tout de même à Oklahoma City, on
vous l’accorde), et le restera désormais jusqu’à San Bernardino et aux champs
de villes de Californie, à l’exception peut-être d’un Amarillo texan ou d’un
très touristique Sante Fe néo-mexicain. En attendant, ce sont des champs, des
champs, des champs (le mot revient souvent dans ces pages oklahomasiennes, et
pourtant je ne l’ai pas répété autant de fois que nous l’avons rencontré
derrière la vitre) ; une petite maison derrière un mur de brique de temps
en temps ; un maigre et vieux pont de métal un eu rouillé au-dessus
d’une rivière un peu boueuse ; un pays calme comme un Kansas, un arbre qui
a percé la terre rouge par sa pousse –car la terre se fait légèrement plus
aride, à mesure que nous progressons vers le Sud, vers l’Ouest.
Au passage
(« au passage, » expression qu’on emploie souvent, quand on parle des
routes), si vous souhaitez essayer un peu ce goût d’Oklahoma derrière votre
écran (si, si, c’est possible), je ne saurais trop vous recommander d’écouter Boys
‘Round Here repris par Blake Shelton, un bon son oklahomasien comme on les
aime, y compris un peu plus loin que les frontières de l’État. Il vous montrera
(peut-être !) que la country music est un des derniers produits
savoureux fournis par le sol d’Oklahoma, sérieusement. Souriez, peut-être, en
apercevant des 4X4 pick-up aussi hauts que leurs maisons de bois, la grange
improvisée en boîte de nuit, les vaches au milieu de la musique… mais je suis
sûr que cet hymne contemporain à l’autrefois du mode de vie et des paysages,
peint musicalement à partir des notes d’un pot de couleur locale, alimente plus
qu’on ne croit le poste borborygmisant de garages oubliés dans la campagne ou
l’autoradio de tracteurs solitaires.
Enfin, la
route, qui a raison de nous, nous laisse nous arrêter un peu, vers quinze
heures, pour le déjeuner, devinez où, bravo, dans un fast-food (le conducteur
commence à se repentir de son culte de Hamburger). Comme on veut aussi s’y
reposer, on finit par oublier d’en partir. La population d’Oklahoma défile à la
caisse et aux tables ; elle donne une image de son pays à tous les âges de
l’être humain doué de faculté de s’alimenter au fast-food qui, contrairement
aux idées reçues, n’est pas donnée à tout le monde. Monsieur, est-ce vraiment
un gros ventre que vous cachez mal sous votre T-shirt, lequel décore une
barbe ? Un groupe de jeunes catholiques, dans un autre T-shirt, prêts à
vivre les JMJ du fond de leur campagne, leur chère campagne oklahomasienne
pleine de chaînes de « restauration rapide » débarque alors. Les
sodas, sans doute, avec leurs couleurs mille, sont peut-être les seuls à ne pas
nous dépayser, nous qui vîmes Chicago et d’autres grandes villes américaines.
Néanmoins, discutant tous les trois, nous nous abîmons dans les méandres d’une
énième philosophie dans un fast-food, véritable dialogue socratique à
trois, consistant à refaire le monde et l’Amérique, à deviner la vie et le
quotidien de ses habitants, à nous demander si un jour nous finirions la Route avant
d’être devenus nous-mêmes américains (« Pepsi-Cola, sors de ce
corps ! »).
Décrire
l’Oklahoma, vous dites-vous peut-être, c’est faire un exposé sur la laideur
avec un peu de foin dans les naseaux. Il est vrai qu’il est difficile de
construire un État avec aussi peu d’intérêt que lui ; et tout ce que j’ai
pu vous en dire a dû vous sembler une digression hors de la Route 66. Voici
pourtant ce qu’on continue à voir en continuant de rouler : l’État oscille
entre des parties rurales, quasiment vides d’hommes et couvertes de champs, et
des parties industrielles, laides, abandonnées aux derricks, aux puits de
pétrole, avec l’objectif secondaire, de temps en temps, de polluer l’eau d’un
lac : pensez à Charles Montgomery Burns dans les Simpsons - ce n’est
pas alors l’eau rouge du Colorado, teinte des terres qui ont donné aux Indiens
la couleur de leur peau, mais une « eau » marron, jaune pâle et vert
foncé, faite d’on ne sait quoi et de poussière, l’eau d’un lac aussi trouble
que celle des criques de Hawaii est claire.
Dans les
insipides agglomérations, les maisons sont disparates comme les commerces.
L’urbanisme est négligé, ou en tout cas inélégant, comme dans un État où l’on a
de la place partout à ne plus savoir qu’en faire, trop de place en somme ;
mais pour autant, cela n’a pas la majesté des parcs naturels de l’Utah ou des
étendues d’Arizona ; c’est un territoire où l’on peut construire partout
et mal, pour reconstruire, pour déplacer et abandonner.
La paix d’un
motel nous console de tant d’ennui, nous rassérène après tant de fatigue. Nous
avons beaucoup roulé, aujourd’hui, parce que nous voulions quitter l’Oklahoma –
en finir avec toi, État ingrat, ingrat à l’égard de la caresse des pneus que
nous avons tendrement fait rouler sur ta route ; ingrat à l’égard de nos
yeux qui ont daigné se poser sur ton paysage ; ingrat enfin à l’égard de
nos palais, venus trouver de nouvelles nourritures, de nouvelles spécialités
peut-être, et n’ayant trouvé que l’éternelle frite et le sempiternel hamburger
dans une danse de papier vite sali et de carton gras, pouah. Ce motel, ironie
du sort, nous le trouvons sur une aire d’autoroute (les aires d’autoroute sont
plus fournies qu’en Europe, mais aussi souvent perdues au milieu d’un désert).
Entre la station-service et le Taco-Bell, nous avons donc une chambre :
deux lits (plus une place par terre pour l’ascète fidèle de notre trio), une
fenêtre sur tant de laideur invisible dans l’obscurité de la nuit, et, le
lendemain matin, un continental breakfast, comprenez un verre de jus
d’orange no pulp sur un donut un peu sec devant les vingt pour cent de
pub de la télé américaine.