Friday, June 6, 2014

Texas (66-25) : Apocalypse now


Nous ne nous sommes pas trompés. La pluie, battante, est encore plus battante que tout à l’heure, quand nous entrions dans le saloon. Nous reprenons le chemin tracé par la route 66, comme quelques panneaux nous l’indiquent, et nous commençons à craindre un peu pour le soft top, le toit de toile de notre voiture décapotable. Qu’à cela ne tienne ! Il est bien solide ! Nous avons survécu, jusque là ! Le pneu crevé en Illinois, nous en avons bien ri ! La batterie plate de Carthage, de la rigolade ! Le risque de panne au fin fond de l’Oklahoma, magistralement évité ! Dans la pluie du Texas, pourquoi ne pas finalement continuer la Route avec un air confiant de Rien ne peut nous arriver.  

Bientôt, malgré l’assaut des gouttes, la violence de l’averse, le torrent des giboulées et la fulgurance de l’eau tombante, nous atteignons le point clé, pour notre itinéraire, du Midpoint Café. Comme son nom l’indique, ce café se trouve au milieu de la route 66. Peut-être vous dites-vous, assommés par la lecture de déjà tant de pages écrites sur notre périple américain : « Comment ? seulement le milieu ? il reste une seconde moitié ? » Nous étions bien impressionnés, nous aussi, de la grandeur de la Route, de la folie du trajet dans lequel nous nous étions lancés. A trois, avec seulement un conducteur et une voiture achetée à Chicago, certes pas si mal, mais un peu moins performante qu’une Lamborghini ou qu’une Mercedes, et de temps à autre un détail ou deux à réparer, avec un délai déterminé par le décollage de nos avions pour un retour en France sans droit à l’erreur ni autre moyen de rejoindre Los Angeles, et capables de nous entretuer dans la solitude et la folie du désert… et en même temps, bien que nous eussions déjà tant vu de lieux et de personnes, de climats et de nourritures, il restait autant de découvertes à faire de l’autre côté, de clichés auxquels rabattre le clapet, de rêves à réaliser, de fantasmes à actualiser, et puis, surtout, la radieuse Californie, l’Eldorado, la Terre Promise du road-tripper, le paradis du surf et, grâce aux sourires et à l’été d’un an, la ville du bonheur.

Le milieu, donc : déjà le milieu, seulement le milieu. Pour ajouter une remarque moins inutile à cette fastidieuse philosophie géométrique, on peut dire que les paysages de la route 66 se divisent en deux ensembles : jusqu’au Texas, c’est le vert qui domine, ce ne sont que forêts, champs, prairies, collines et vallons ; après Midpoint, voici du jaune, des déserts, des soleils, des plaines arides, des terres rouges et des végétations sèches.

La sécheresse : voilà celle que nous n’avions pas. Car en attendant que le vert se change doucement en jaune, c’est le noir, qui s’appropriait le ciel. La nuit tombait prématurément avec les nuages et la pluie qui se faisait de plus en plus terrible. Allez, un moment de doute : nous nous arrêtons auprès d’un motel, et nous interrogeons quelqu’un qui courait s’abriter : « Pensez-vous que ce ne soit qu’une averse ridicule comme on en trouve à Montélimar ? Pensez-vous qu’une tornade s’apprête à nous emmener dans le ciel noir ? Croyez-vous que ce soit la fin du monde, et, si oui, pensez-vous que nous puissions nous abriter quelque temps sous l’auvent de ce motel ? –Vous feriez mieux de ranger votre voiture, car la grêle va tomber ; et à ce moment-là, je ne donnerai pas cher de votre toit décapotable ; mais quittez ce motel, c’est une propriété Privée… »

Forts de ces conseils, nous rebroussons quelque peu chemin, le temps de retrouver l’une des innombrables stations-service abandonnées de la route 66, dont l’auvent pût nous abriter gratuitement : à l’endroit précis où les voyageurs avaient coutume de prendre l’essence pour repartir, nous prenions un abri pour y rester. Le ciel était toujours aussi nuit, le vent toujours aussi tempête, la pluie toujours et plus que jamais trombe.




En fait, ce fut une apocalypse texane : une apocalypse comme le Texas en produit, de temps en temps, tantôt tuant les gens, tantôt rasant des villes à coups de courants et de rafales, toujours causant la peur, toujours rappelant à l’homme sa petitesse. C’est là le lot de cet État malheureusement si riche en catastrophes naturelles, surtout pour l’Est et le Nord du pays que frappe assez volontiers le tonnerre : le Texas est l’État qui reçoit le plus de tornades dans les États-Unis, avec une moyenne de 139 par an – surtout en avril, mai, juin, mauvais moments pour s’y rendre en avion. L’ouragan de Galveston reste dans les annales comme la catastrophe naturelle la plus mortelle de toute l’histoire des États-Unis depuis qu’il a, en 1900, dévasté sa ville en arrachant quelque huit mille vies humaines à la surface de la terre ; on retient aussi les quatre cents morts de l’ouragan d’Indianola en 1875, et celui qui détruisit cette ville en 1886. Plus récents, Rita en 2005 ou Ike en 2008 restent des souvenirs funestes, sans compter les orages tropicaux, les Allison, les Claudette… Alors, ce jour-là de juillet 2012, peut-être allait-ce être là notre apocalypse, non le milieu mais la fin de la Route, un Enfer texan fermant le paradis du Missouri, la fin.

Les rayons du soleil, depuis longtemps, avaient été étouffés par le tumulte des nuages, qui étaient plus, bien plus et bien pires que des nuages. La dernière et seule lumière était celle, intermittente, des éclairs : ils fondaient sur les champs avec le cri grave et rauque du ciel quand il se brise dans les grandes catastrophes. Il n’était pas jusqu’aux sourds qui n’eussent entendu son grondement déchirant et sinistre, quand la chute brutale des foudres dans les instants qu’on croyait des répits fendait l’ombre nocturne des cumulo-, des apocalypto-nimbus monstrueux ; en laissant mourir en pluies (pour faire place à d’autres étoffes gazeuses d’obscurité) le gigantesque nébuleux coton noir où il se suffoquait de froid, le ciel pleurait au sens propre toutes les glaciales larmes de son corps en décomposition maladive : ce furent des cascades depuis les rochers des nues, des fuites gigantesques dans les réservoirs célestes, l’eau gazeuse qui s’effondrait brusquement en eau liquide sur le sol, au point de nous faire penser que l’étymologie du mot « torrentiel » est bel et bien « torrent-ciel. »

Voilà le concert, ou plutôt l’opéra wagnérien des agglomérats de nuages noirs, des notes graves comme n’en pourrait exprimer la plus grave note d’aucune gamme humaine, des arpèges lancinants sinistres de dysharmonies cruelles, des gémissements de barytons croisés d’orgues et de désaccordées contrebasses. Un nouvel Ancien Testament s’écrivait, et sur la face du Texas Yahvé faisait éclater sa plus noire colère.

En voyant les routes devenues des rivières (où ne s’aventuraient même plus les camions pourtant monstrueux, qui préféraient attendre d’improbables accalmies sur les bords de la chaussée), le dos décapotable de notre voiture frémissait du souvenir des massages inopportuns balancés par cette pluie battante, battante, battante, battante dont elle séchait à l’abri. Dans cette ambiance de boîte de nuit, sous les flashs des éclairs et les baffles du tonnerre, au lieu de danser la danse de la pluie, nous discutions ; nous refaisions le monde qui se défaisait sous nos yeux. Nous allions jusqu’à parler des souvenirs de notre vie française, ceux d’avant la fin du monde. Et puis, comment toutes les maisons de bois, les faibles granges que nous avions croisées dans les plaines du Texas faisaient-elles pour tenir sous les tornades qui hantent leur pays ? Où étaient les arcs-en-ciel hawaiiens ? les ciels bleus de Californie ? ou même les chaleurs désertiques de Las Vegas, qui ne sont pas rien ? …

La discussion finit en délire et en oubli. Je me souviens seulement que la tempête dura longtemps et que nous finîmes par repartir, dans la nuit, quand la pluie fut devenue un peu plus modérée. Le Nouveau Mexique n’était pas si loin, et nous dormîmes dans les premiers mètres de ce Land of Enchantment, dans notre premier Motel 6, comme ayant atteint un nouveau monde.



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