Nous ne nous sommes pas trompés.
La pluie, battante, est encore plus battante que tout à l’heure, quand nous
entrions dans le saloon. Nous reprenons le chemin tracé par la route 66,
comme quelques panneaux nous l’indiquent, et nous commençons à craindre un peu
pour le soft top, le toit de toile de notre voiture décapotable. Qu’à
cela ne tienne ! Il est bien solide ! Nous avons survécu, jusque
là ! Le pneu crevé en Illinois, nous en avons bien ri ! La batterie
plate de Carthage, de la rigolade ! Le risque de panne au fin fond de
l’Oklahoma, magistralement évité ! Dans la pluie du Texas, pourquoi ne pas
finalement continuer la Route avec un air confiant de Rien ne peut nous
arriver.
Bientôt, malgré l’assaut des
gouttes, la violence de l’averse, le torrent des giboulées et la fulgurance de
l’eau tombante, nous atteignons le point clé, pour notre itinéraire, du Midpoint
Café. Comme son nom l’indique, ce café se trouve au milieu de la route 66.
Peut-être vous dites-vous, assommés par la lecture de déjà tant de pages
écrites sur notre périple américain : « Comment ? seulement le
milieu ? il reste une seconde moitié ? » Nous étions bien
impressionnés, nous aussi, de la grandeur de la Route, de la folie du trajet
dans lequel nous nous étions lancés. A trois, avec seulement un conducteur et
une voiture achetée à Chicago, certes pas si mal, mais un peu moins performante
qu’une Lamborghini ou qu’une Mercedes, et de temps à autre un détail ou deux à
réparer, avec un délai déterminé par le décollage de nos avions pour un retour
en France sans droit à l’erreur ni autre moyen de rejoindre Los Angeles, et
capables de nous entretuer dans la solitude et la folie du désert… et en même
temps, bien que nous eussions déjà tant vu de lieux et de personnes, de climats
et de nourritures, il restait autant de découvertes à faire de l’autre côté, de
clichés auxquels rabattre le clapet, de rêves à réaliser, de fantasmes à
actualiser, et puis, surtout, la radieuse Californie, l’Eldorado, la Terre
Promise du road-tripper, le paradis du surf et, grâce aux sourires et à
l’été d’un an, la ville du bonheur.
Le milieu, donc : déjà le
milieu, seulement le milieu. Pour ajouter une remarque moins inutile à cette
fastidieuse philosophie géométrique, on peut dire que les paysages de la route
66 se divisent en deux ensembles : jusqu’au Texas, c’est le vert qui
domine, ce ne sont que forêts, champs, prairies, collines et vallons ;
après Midpoint, voici du jaune, des déserts, des soleils, des plaines
arides, des terres rouges et des végétations sèches.
La sécheresse : voilà celle
que nous n’avions pas. Car en attendant que le vert se change doucement en
jaune, c’est le noir, qui s’appropriait le ciel. La nuit tombait prématurément
avec les nuages et la pluie qui se faisait de plus en plus terrible. Allez, un
moment de doute : nous nous arrêtons auprès d’un motel, et nous
interrogeons quelqu’un qui courait s’abriter : « Pensez-vous que ce
ne soit qu’une averse ridicule comme on en trouve à Montélimar ? Pensez-vous
qu’une tornade s’apprête à nous emmener dans le ciel noir ? Croyez-vous
que ce soit la fin du monde, et, si oui, pensez-vous que nous puissions nous
abriter quelque temps sous l’auvent de ce motel ? –Vous feriez mieux
de ranger votre voiture, car la grêle va tomber ; et à ce moment-là, je ne
donnerai pas cher de votre toit décapotable ; mais quittez ce motel, c’est
une propriété Privée… »
Forts de ces conseils, nous
rebroussons quelque peu chemin, le temps de retrouver l’une des innombrables
stations-service abandonnées de la route 66, dont l’auvent pût nous abriter
gratuitement : à l’endroit précis où les voyageurs avaient coutume de
prendre l’essence pour repartir, nous prenions un abri pour y rester. Le ciel
était toujours aussi nuit, le vent toujours aussi tempête, la pluie toujours et
plus que jamais trombe.
En fait, ce fut une apocalypse
texane : une apocalypse comme le Texas en produit, de temps en temps,
tantôt tuant les gens, tantôt rasant des villes à coups de courants et de
rafales, toujours causant la peur, toujours rappelant à l’homme sa petitesse.
C’est là le lot de cet État malheureusement si riche en catastrophes
naturelles, surtout pour l’Est et le Nord du pays que frappe assez volontiers
le tonnerre : le Texas est l’État qui reçoit le plus de tornades dans les
États-Unis, avec une moyenne de 139 par an – surtout en avril, mai, juin,
mauvais moments pour s’y rendre en avion. L’ouragan de Galveston reste dans les
annales comme la catastrophe naturelle la plus mortelle de toute l’histoire des
États-Unis depuis qu’il a, en 1900, dévasté sa ville en arrachant quelque huit
mille vies humaines à la surface de la terre ; on retient aussi les quatre
cents morts de l’ouragan d’Indianola en 1875, et celui qui détruisit cette
ville en 1886. Plus récents, Rita en 2005 ou Ike en 2008 restent des souvenirs
funestes, sans compter les orages tropicaux, les Allison, les Claudette… Alors,
ce jour-là de juillet 2012, peut-être allait-ce être là notre
apocalypse, non le milieu mais la fin de la Route, un Enfer texan fermant le
paradis du Missouri, la fin.
Les rayons du soleil, depuis
longtemps, avaient été étouffés par le tumulte des nuages, qui étaient plus,
bien plus et bien pires que des nuages. La dernière et seule lumière était
celle, intermittente, des éclairs : ils fondaient sur les champs avec le
cri grave et rauque du ciel quand il se brise dans les grandes catastrophes. Il
n’était pas jusqu’aux sourds qui n’eussent entendu son grondement déchirant et
sinistre, quand la chute brutale des foudres dans les instants qu’on croyait
des répits fendait l’ombre nocturne des cumulo-, des apocalypto-nimbus
monstrueux ; en laissant mourir en pluies (pour faire place à d’autres
étoffes gazeuses d’obscurité) le gigantesque nébuleux coton noir où il se
suffoquait de froid, le ciel pleurait au sens propre toutes les glaciales
larmes de son corps en décomposition maladive : ce furent des cascades
depuis les rochers des nues, des fuites gigantesques dans les réservoirs
célestes, l’eau gazeuse qui s’effondrait brusquement en eau liquide sur le sol,
au point de nous faire penser que l’étymologie du mot « torrentiel »
est bel et bien « torrent-ciel. »
Voilà le concert, ou plutôt
l’opéra wagnérien des agglomérats de nuages noirs, des notes graves comme n’en
pourrait exprimer la plus grave note d’aucune gamme humaine, des arpèges
lancinants sinistres de dysharmonies cruelles, des gémissements de barytons
croisés d’orgues et de désaccordées contrebasses. Un nouvel Ancien Testament
s’écrivait, et sur la face du Texas Yahvé faisait éclater sa plus noire colère.
En voyant les routes devenues des
rivières (où ne s’aventuraient même plus les camions pourtant monstrueux, qui
préféraient attendre d’improbables accalmies sur les bords de la chaussée), le
dos décapotable de notre voiture frémissait du souvenir des massages
inopportuns balancés par cette pluie battante, battante, battante, battante
dont elle séchait à l’abri. Dans cette ambiance de boîte de nuit, sous les
flashs des éclairs et les baffles du tonnerre, au lieu de danser la danse de la
pluie, nous discutions ; nous refaisions le monde qui se défaisait sous
nos yeux. Nous allions jusqu’à parler des souvenirs de notre vie française,
ceux d’avant la fin du monde. Et puis, comment toutes les maisons de bois, les
faibles granges que nous avions croisées dans les plaines du Texas
faisaient-elles pour tenir sous les tornades qui hantent leur pays ? Où
étaient les arcs-en-ciel hawaiiens ? les ciels bleus de Californie ?
ou même les chaleurs désertiques de Las Vegas, qui ne sont pas rien ? …
La discussion finit en délire et
en oubli. Je me souviens seulement que la tempête dura longtemps et que nous
finîmes par repartir, dans la nuit, quand la pluie fut devenue un peu plus
modérée. Le Nouveau Mexique n’était pas si loin, et nous dormîmes dans les
premiers mètres de ce Land of Enchantment, dans notre premier Motel 6,
comme ayant atteint un nouveau monde.
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