Oklahomy
God ! Que dirai-je sur les stériles et laides étendues de l'Oklahoma ?
L'Oklahoma
n'est pas un pays qui se laisse aimer facilement. Avec ses derricks de pétrole,
ses villes industrielles, ses plaines, plaines, plaines, ses lacs pollués, ses
paysages quelconques et son manque cruel de poésie, d’aléatoire et de surprise,
on le fuirait, si la Route 66 ne le transperçait pas de part en part sur ses
432 miles de bitume ou de béton, ses environ 700 kilomètres, l’un des plus
longs tronçons de la Route.
Oklahoma.
Allons, essayons d’être un peu moins monotones et plus sympathiques : en
effet, pour une fois, pourquoi pas autre chose que de la poésie - autre
chose que des surprises - autre chose que des délices pour l’œil du
voyageur ou un régal pour l’appareil photos du touriste ?
S’il est cet
« autre chose, » l’Oklahoma n’a pas toutes les couleurs d’un parc
d’attraction, il faut l’admettre. Les gens du monde entier ne le choisissent
pas comme lieu de vacances de prédilection comme San Diego ou Miami, pas même
ses propres habitants. Ceux-ci, d’ailleurs, n’ont pas une réputation aussi
caractéristique que les Texans ou les Californiens qui chacun à leur manière
sont si américains, que ce soit par leur chapeau de cow-boy ou leur
décapotable.
Et pourtant,
il arrive que, loin de nous repentir d’avoir traversé certaines régions contre
notre gré, loin de regretter d’avoir été contraints de consacrer du temps à une
occupation qui ne nous intéressait pas a priori, loin de nous
auto-flageller de découvertes imprévues à l’endroit où nous les soupçonnions le
moins, il arrive que nous soyons contents, satisfaits et heureux d’expériences
profondes, de la beauté ou de la laideur, qui ne nous auraient sans aucun doute
pas été possibles autrement.
Courage,
donc, et traversons l’Oklahoma. Le Voyage, lui, nous dira si nous aurons le
droit d’être déçus.
Le sandwich routier d’Oklahoma, cette bonne
bouchée automobile, le Big Mac du road trip – nous l’avions entamé dans une fin
d’après-midi, presque un soir, étant partis dans la même journée de Carthage,
de son garage à la fois mémorable et légendaire. Ce n’est donc que le soir que
nous nous arrêtâmes dans sa première ville, dont le nom pourrait sembler
ironique puisqu’il n’est autre que Miami.
Miami, oui
mais attention. Le nom a beau s’écrire comme celui d’une cité décadente de la
côte Est où toute la Floride s’ébat sur des plages, sous des immeubles inondés
alternativement de pluie et d’un soleil immodéré (c’est une Amérique du Sud),
le nom du Miami d’Oklahoma ne se prononce pas de la même manière. D’un côté,
vous avez Maïami, sur l’Atlantique ; de l’autre, vous avez Maiämé, sur la
Route 66. Mamamia ! Ces subtilités s’expliquent par la diversité
des tribus indiennes auxquelles ont été empruntés tant de toponymes américains.
Ce MiamÉ-là
a un air de Little Dixie, vous vous rappelez, ce pays des Sudistes les
plus au Nord par la géographie, mais toujours au Sud par les idées politiques.
C’est en effet un drapeau de la Confédération (étoiles blanches et bleues sur
fond rouge, il y a pourtant bien longtemps que vous avez perdu la guerre de
Sécession) qui nous accueille dans une ville assez petite.
Le pays
d’Oklahoma, vous le connaissez déjà sans doute un peu sans vous en être
rendu compte. Dans le roman de Steinbeck intitulé Les Raisins de la Colère
(celui-ci fut fait film), les paysans de l’État, que les intimes appellent
« Okies », quittent leur terre. Ils sont dans les années 40, ça
craint, ils fuient la crise, et tentent de rejoindre, étant à juste titre dupes
des mythes, la Californie radieuse –où, peut-être, ils se voyaient viticulteurs
dans la Napa Valley, éleveurs d’olives, ces animaux qui produisent
l’huile, à San Luis Obispo, ou encore cueilleurs d’oranges parmi les
Mexicains de la Vallée (la San Fernando de la Cité des Anges)- et non
plus fermiers misérables ou mendiants dans les rues. Pourquoi pas, puisque
après tout là-bas, on trouve du soleil !
Ce fut, du
reste, et sans que ces gens s’en rendissent compte, l’un des actes de naissance
de la Route 66, son arrivée à la vie dans la conscience américaine,
l’enfantement de la Mother Road par l’exil : Oklahoma, n’es-tu pas la
Sainte-Anne ignorée de Sainte-66, qui intercède pour nous auprès de son fils
Oncle Sam, venu, paraît-il et comme le dirent les George Bush, pour sauver
l’humanité du communisme et des talibans ? (c’est le fait de conduire
autant, qui me fait délirer)
Toutefois,
dans des temps plus reculés, l’État avait attiré les hommes. Ses richesses
souterraines expliquent qu’il soit aujourd’hui bien moins vide que le Kansas ou
le Missouri – tant il est vrai que l’homme préfère habiter sur une nappe de
pétrole puante que dans le sein verdoyant d’un coteau bucolique. 1889 vit
l’ouverture officielle de l’Oklahoma à la colonisation, à l’appétit délirant
des settlers et au ridicule besoin de conquêtes d’irréductibles
aventuriers solitaires.
Tout cela se
passa bien sûr dans les règles de l’art selon la très civilisée loi des « premiers
arrivés, premiers servis » (à l’exception des Indiens, car soyons
honnêtes c’est pas du jeu, ils sont venus trop tôt). Outre nos Indiens,
de petits malins avaient déjà commencé à s’installer un peu avant : ce
leur valut le surnom de « sooners », nom qui désormais colle à
l’Oklahoma (« the sooner state »), comme pour le rejeter
constamment dans un auparavant.
Je parle des
Indiens, qui sont une des spécialités de l’Oklahoma, même si cela s’y voit bien
moins qu’en Arizona ou chez Davy Crockett : qu’il me soit permis d’en dire
deux mots avant de reprendre le fil de la Route, ce fil d’Ariane en bitume à
travers le labyrinthe de l’Amérique, qui trancha leur pays.
« Oklahoma »,
en effet, cela veut dire en langue choctaw : « okla » et
« humma », soit : le pays des « hommes rouges » (pas
verts). En fait, l’Oklahoma fut le refuge, durant les exodes indiens qui
remplirent l’histoire américaine du XIXe siècle, d’un grand nombre de tribus.
Cela explique la diversité ethnique de l’État de nos jours : il est celui
qui compte le plus de tribus différentes aux États-Unis, juste après la
Californie. Avec cette différence notoire, cependant, qu’il fut pris par les
Indiens non par choix mais par défaut, alors qu’ils avaient aimé, avant nous
visages pâles mais bronzés en été, la Californie pour son climat. Au tournant
du siècle, on pensa même transformer l’Oklahoma en État indien des Etats-Unis.
Son doux nom aurait été : Sequoyah, mais ce ne fut pas.
Mais les
Indiens n’avaient-ils pas versé leur sang ? participé aux batailles de la
guerre de Sécession qui ne les concernaient nullement ? la nation des
Cherokee allant jusqu’à s’infliger à elle-même une guerre civile au même
moment ?
Enfin, un peu de sérieux, ce cadeau de leur propre
terre aux Indiens ne fut pas fait : on les expropria, en bonne et due
forme, c’est-à-dire selon le Droit (européen). Les compagnies de chemin de fer
tracèrent des itinéraires pour les fermiers entre deux as (le Texas et le
Kansas), essaimant au passage de nombreux ranchs, de multiples cow-boys, de
nouvelles exploitations qui avaient peu à voir avec le (et du reste rien à
faire du) Grand Esprit chamaniste de la terre ancestrale. Sequoyah fut enterré
en 1905, et en 1907 Oklahoma devint le 46e État des États-Unis.