Wednesday, January 22, 2014

Missouri (66-12) : Spencer


            Une vieille bâtisse de bois, avec ses rideaux de dentelle et ses autocollants Route 66 sur la porte (« get your kicks ! » - prends ton pied), attend sous le nom de diner les voyageurs intrépides prêts à rouler sur le pont, un vieux pont de métal rouillé, menant peut-être vers un autre Missouri, puisque tout est perdu là-bas, métal à la peinture magnifiquement envolée, comme les écailles dont le temps débarrasse les animaux, les tortues et autres bêtes centenaires prêtes à résister aux blessures et aux léchures du Temps. Le temps, encore lui ! Toujours lui ! Mais si nous le voyons, c’est que nous venons d’en dehors du Missouri : car ici, comme je le dis, il n’existe pas. D’ailleurs, le café est fermé. Il est 14h et on est mardi. Il n’y a pas de clients tous les jours, alors à quoi bon cuir les poulets 24/7.

Prudent, on gare la voiture pour s’aventurer à pied sur le coude du diable, qui n’est ni coude, ni diable, et qui surplombe une rivière passant entre les piliers d’une quasi-jungle (c’est par ici, Hawaii ?). En bas, des canoës, dont les Indiens « ouemessourita », « ceux qui ont des canoës creusés dans le bois » tirèrent le nom grâce auquel on nomma l’État, sur l’une des rivières qui nous rappelle pourquoi le Missouri est si vert et contient autant de ponts.

Ca tient ? Alors une prière au Grand Manitou pour s’attirer ses bons auspices et c’est reparti. La rivière sera traversée, que l’esprit des flots le veuille ou non, et le Devil’s elbow sera derrière nous.

Puis, à défaut d’avoir piqué une tête dans la rivière, d’ailleurs trop peu profonde, bien que l’eau en fût d’une clarté assez remarquable, on plonge de nouveau dans le Missouri, ses coins charmants perdus in the middle of nowhere, ses maisons sans adresse, ses rues aux noms de plantes, d’oiseaux et de républicains, ses jardins, et ses sourires implicites dans la nature. - Bonjour, l’arbre ! Nous aussi nous venons voir l’étang.

Dans ces vallons, toutes les granges sont rouges et tous les prés sont verts, et cela jure un peu avec les étendues sèches de Californie dont je crois encore me souvenir (était-ce dans un rêve ou dans une autre vie ?). Les hangars ont leur taule rouillée, les maisons leurs bosquets et leur métal dansant en arabesques parfois sur la rambarde des balcons, les clapiers ont leurs lapins, les chenils leurs chiens et les tracteurs leur hangar, la boucle est bouclée, tout est bien qui n’a jamais commencé et qui ne finira jamais. Les branches s’inclinent dans la douceur du vent, celui qui manquait pour rafraîchir l’Illinois voisin. Tous ces coins sont d’autant plus beaux qu’ils sont totalement oubliés. Au-dessus de ce joli paysage tout droit sorti d’une bucolique (en est-il vraiment sorti ?), le soleil aborde au continent des nuages : c’est alors une poésie d’ombres dans les prés, les mouvements dramatiques d’une lumière mouvante, changeante, dans un spectacle où l’observateur a la chance d’être sur scène.

            Springfield, 30 avril 1926 : le joli nom de 66 est lancé et adopté. Route, voilà ton baptême. Roulez voitures, roulez. Tous les tronçons sont désormais reliés et la route est enfin la route - elle permet de descendre, de Chicago à LA, sans l'inteeruption de détours innombrables sur des chemins impraticables.

Mais la route 66, c’est aussi le jeu de trouver des endroits délabrés, abandonnés, comme on trouve des trésors, des bijoux, des joyaux dans lesquels se reflète encore toute la vie d’autrefois, plus vivante encore qu’au moment où elle n’était que réelle, parce qu’au moment du souvenir plusieurs épisodes, plusieurs strates de vie, plusieurs scènes ou plusieurs histoires se superposent, chacune à leur époque mais toutes dans le même lieu, et c’est comme si l’on ne pouvait entendre leur musique que dans l’écho du temps. Spencer est l’un de ces endroits.


            Derrière un nouveau pont à demi rouillé, par exemple, sous des poteaux dont le bois a été rendu à la forêt par la folie des plantes grimpantes, ces conquérantes sans relâche, et au bord du béton craquelé d’un vieux tronçon de la 66, plus mythique et peut-être aussi vieux que les chemins de pèlerinage chrétien que l’on prend encore en Europe, une vieille échoppe de barbier, accotée à une station-service, dont les prix n’ont jamais connu le tsunami des chocs pétroliers, quel dommage qu’elle soit hors service. Derrière, encore une maison perdue, mais pas abandonnée pour une fois, avec ses planches ternies et ses chaises à bascule sur la terrasse, face à la « route », le genre de maison ternie qui vous fait préférer les vieilles cloisons de bois du pays, aux bâtiments rayonnants de toute la fraîcheur de leur construction récente. C’est sans doute ici qu’habita le pompiste, qui à l’occasion et entre deux pots d’échappement à réparer taillait des barbes et des tignasses sous sa petite spirale rouge et bleue tournant comme les roues des trucks et des voitures pleines de carburant sur les routes.

Joe, puisque c’est ainsi que j’imagine son nom, mène sa vie paisible sans savoir la différence entre un jour et un an, et voit passer des vacanciers partant en vadrouille vers le Texas, des familles parties rendre visite à leurs cousins du Kansas, des routiers d’antan conduisant leur chargement vers les plaines déjà industrielles de l’Oklahoma. Des sourires, des rêves, des étoiles dans les yeux ; une route encore en bon état, des voitures plus lentes, un peu plus de bruit à leur passage, mais Joe en prend soin comme son père prenait soin des moutons : il les aime. Ce sont de nouveaux animaux, en somme !

Revoilà notre poésie des voitures américaines, dont nous disions qu’elles n’étaient pas les méchantes qu’on croit en Europe (même si elles polluent, d’accord). Les voitures, ici, et surtout à cette époque sans avions de ligne, sont synonymes de mouvement, d’indépendance, sont une métaphore mécanique de la liberté. Elles sont un résumé de la conquête des espaces, l’invitation aux rencontres diverses, une carapace mobile, et un être auquel on s’attache plus qu’à une maison, parce qu’il est plus petit, plus mignon. C’est un peu ça, cette liberté conquise dans les années 50, la découverte du territoire ouverte à tous, avec son brin d’aventure, que contiennent un peu ces stations-service, ces épaves de voitures des années 30, qui furent des voitures des années 30 avant d’en être les carcasses, ces vieux panneaux rouillés perdus au milieu de la végétation.

Joe n’est même plus un souvenir, encore moins un fantôme, du fond de sa fiction. Des essaims d’insectes volant, tourbillonnant, viennent se pénétrer des rayons du soleil les plus doux, ceux des fins d’après-midi, qui ont la couleur du miel, et en ont presque le goût.




On se décapote pour les meilleurs moments de la journée, ceux de fraîcheur et de douceur plus encore qu’à l’accoutumée, et l’on s’engage dans les collines merveilleuses du Missouri, d’autres encore. Ce ne sont plus les murs d’arbres des forêts, les portiques de troncs dont le toit est le ciel et la clé de voûte le soleil, mais des prairies, d’un beau vert d’arbres joliment clairsemés. Mon ami sourit : dans la délicatesse légèrement ventée de la route, les effluves réveillés par la pluie et les gestes du vent chantent leur chant de foins, de menthes, de raisins, de fraises et tout advient si distinctement à notre narine qu’on croit sentir jusqu’à l’odeur de l’eau, et même du ciel.

La route monte et descend selon les collines, suit les petites barrières de bois blanc, à croquer sur l’herbe verte, qui embrassent les prés comme elles embrasseraient un jardin, même si certaines se perdent aussi dans la végétation qu’elles étaient censées délimiter. Les arbres, ces chevelures esseulées dans les prairies, se penchent parfois au bord des quelques étangs où se reflètent les derniers sourires du soleil. Dans ce jeu de couleurs, des nuages d’un bleu plus beau que celui du ciel quand il n’est habité que par des rayons doux, on voit des nuages d’un bleu presque violet. Quelques malins brins d’herbe sèche mêlent des épis jaunes au vert éclatant des collines.

Est-il utile de vous dire que l’agriculture habite toujours ici ? Les vaches, diversement réparties dans les prés, font danser le brun, le blanc, le noir de leurs taches sous leurs cornes.
Plus de silos, mais de menus abris de bois pour les animaux dans les saisons difficiles, peints par les hommes et dépeints par le temps. Encore des planches et des briques quand il s’agit de fermiers, des chiens et des cloches quand il s’agit de soir dans ces collines qui déroulent leur surface bossuée dans une harmonieuse irrégularité.
            
Alors, dans ce paysage tout reluisant des gouttes laissées par la douce pluie lumineuse du sunset, le soleil se couche comme il a brillé, c’est-à-dire délicatement, dans son lit de draps nuageux violets. Les arbres nus lancent encore leurs bras tortueux au-dessus des mares, des étangs clairs quand la lune commence à se dessiner entre les formes pâles des nuages. Dans les hameaux de bois caressés de cette lumière déclinante, tous les murs semblent jaunes et les prés orange. Vous aimeriez être perdus dans cette beauté du paysage en mouvement, beauté qui, si l’on ose dire, est presque en soi musicale. Enfin, le soleil se cache derrière une ferme rouge du Midwest, perchée devinez où, sur sa petite colline surplombant les vallons.


            Quelle poésie que le Midwest ! Quel besoin d’un monde extérieur ? New York, ce n’est pas le monde extérieur, ni un autre pays, c’est une autre planète ! (c’est quoi, une planète ?)


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