Il y eut un soir. Il y
eut un matin. Californie.
Beauté du silence du
matin ; beauté de ce moment de la journée où l'on n'a pas encore
entendu sa propre voix, si ce n’est celle, intérieure et plus
intime, plus douce, des pensées – beauté de ne pas avoir goûté
encore au jus fruité de l’humour, de la plaisanterie, qui se
déguste à plusieurs.
Calme naturel de ce
moment du jour, si propre à la concentration, parce qu'il a été
trempé pendant des heures dans la liqueur étourdissante du sommeil ;
page blanche du matin sur le palimpseste des rêves qui déclinent
insensiblement dans l’oubli, reprenant discrètement le chemin de
cette nuit qui s’éloigne.
« Madonna, c’est
toi qui frappes à la porte ? – Non, c’est Moi, le Soleil. –
D’accord, je me réveille, mon sommeil ne résiste plus à ta
beauté éblouissante, au concert du jour en éveil, au printemps du
matin, à son éclosion de couleurs un peu atténué parfois par la
force même qui les fait naître –c’est-à-dire de la tienne,
Soleil ! »
Le soleil glisse l’or
de ses rayons californiens à travers la fente des rideaux du motel.
Il illumine des portions de la chambre que l’œil du dormeur encore
amant de l’ombre contemple depuis la fin de son sommeil et le début
de ses pensées qui sont presque encore des rêves.
Le soleil riant, joyeux,
avale peu à peu la nuit des rideaux, l’engloutit d’une manière
simple et solennelle à la fois.
Le soleil emplit la
salle de bain voisine où l’on va s’immerger au début de la
journée pour aborder au rivage lucrétien du bonheur matériel dans
son sens le plus noble. C’est une résurrection au paradis
californien prodigué par le jour, un passage secret vers le ciel :
« Douche matinale !
Baptise-moi pour ce jour de la religion des beautés du soleil, pour
que je puisse saintement goûter aux vifs rayons de son « dix
heures », me prosterner en siestes sous son midi et son
quatorze heures, épouser la couleur dans ses concerts
silencieux des plus longues après-midis d'été, pour recevoir
finalement les derniers sacrements de son sunset mourant,
sans jamais finir, dans la nuit. Et que le purgatoire du rêve
daigne m’accorder ensuite la résurrection d’un nouveau jour ! »
Voilà l'éclat du
soleil levé, le vrai or du Golden state, cette explosion de
lumière, d'énergie et de chaleur dans le ciel, comme un feu
d'artifice blanc sur la toile bleue de l'atmosphère - panneaux
solaires sur les toits des maisons alternatives des hippies du XXIe
siècle, à table ! ...
Soleil, j’ai trop
parlé de toi dans ces pages, j’ai trop prononcé ton nom, j’ai
lassé mon lecteur et détruit la diversité précaire de mon lexique
– mais tu es partout, soleil, et surtout dans le ciel de
Californie ! Tu es californien comme les nuages sont de
l'Illinois, ces jolis gros nuages blancs au-dessus du lac Michigan.
De temps en temps, brefs
arrêts pour recueillir des miettes d'écriture dans un cahier, en
une admiration manuscrite du paysage illuminé par le soleil.
***
Je ne sais pourquoi, mais je n'ai jamais écrit la fin de notre
histoire de la route 66. Peut-être, et même sans
doute était-ce par désir d'y rester, de ne pas finir la Route, de
rester sans cesse en voyage et de contempler Los Angeles dans un
rêve, qui est le vrai lieu où cette ville se trouve. Oui, c'est
cela, rester en mouvement, continuer à n'abandonner une découverte
que pour une autre découverte, une surprise pour un étonnement, et
surtout ne pas rentrer avant la fin de... de quoi ?
Après
Victorville, nous descendions les montagnes sèches des alentours de
Los Angeles, celles où les voitures font leurs courses-poursuites dans le film Drive
avec Ryan Goslin (spéciale dédicace à toutes les petites sœurs
qui lisent cet article). Ce sont aussi les montagnes des trafiquants
de drogue et des clips musicaux où le chanteur se met au volant
d'une belle américaine des années 80 pour mieux vivre son tube.
Une expérience particulière se produisait alors en moi, celle de
relier par la route le connu et l'inconnu, c'est-à-dire la
Californie de la route 66, du désert, et celle, plus urbaine, que je
connaissais par mon année comme professeur au Lycée français.
Par San Bernardino, nous entrions alors peu à peu dans un océan de
villes sans interruption, une agglomération continue sans marges,
une continuité de maisons, de stations-services, de fast-foods, de
mairies et de cinémas, que les langues n'ont pas assez de
vocabulaire pour décrire, ne serait-ce que parce qu'il y a plus de
chambres dans ces cités que de mots dans leurs dictionnaires. Nous
enfilions les feux rouges et les feux verts comme des perles sur un
collier de route, et voilà alors des complexes résidentiels de villes sans
nom (ou plutôt, elles ont tous un nom en espagnol, qui revient
toutes les trois villes), sans la frontière d'un canyon ou d'une
rivière. Nous étions comme dans le halo ou l'auréole de Los Angeles
qui se faisait de moins en moins lointain.
Peut-être
était-ce le moment de remettre la radio pour entendre Robbie Williams
et sa chanson Moving
to LA ? La Route a fini par
bien vouloir nous donner cette impression finale d'arrivée.
Rialto, Fontana, La
Verne, San Dimas, Glendora, Azusa, Irwindale, Duarte, Monrovia, et
bientôt Pasadena, et son charme parfois ancien (j'ai dit parfois),
les palmiers et les fleurs qui lui donnent son surnom de « cité
des roses », même si elle n'est pas la seule dans le monde à
s'octroyer ce surnom-là. Les palmiers : j'allais presque
oublier d'en parler, tant ils étaient haut au-dessus de ma tête,
mais ils sont un bon indicateur : plus ils sont élevés, plus
vous êtes proches du but, et je peux vous dire qu'ils sont très
hauts au bord de l'océan.
Puis c'est Echo Park, et
des hipsters qui en descendent les collines sur un skate. Ce quartier
très branché, avec ses disquaires, ses friperies, est cependant
moins bien réputé que son voisin Silver Lake, à cause précisément
du parc où se réfugient les sans-abris de cette jungle urbaine.
Downtown suit le cortège de ce grand Los Angeles qui nous défilait devant les yeux. Ses immeubles
art déco et moins hauts qu'à Chicago rappellent que ce quartier
n'est plus le centre de la ville depuis plusieurs décennies, et que
le centre de gravité s'est décalé vers l'océan, suivant la
civilisation des loisirs et l'âme balnéaire. Downtown sert
désormais pour les films et les photos de mannequins, à la manière
d'une arrière-cour de Hollywood. Il a aussi ses petits airs de
Montmartre, avec des squares, des marchés populaires, et un petit
funiculaire de 1901, l'Angel's Flight.
Sous les dragons de
Chinatown, nous croisons l'un de nos derniers panneaux 66. Si
le Chinatown de LA est assez vieux et moins fourni que celui de New
York ou de San Francisco, cette partie de la ville rappelle que Los
Angeles accueille de nombreuses communautés, à vous donner des
envies de karaoké dans Koreatown, de sushis dans Little Tokyo ou de
restaurants africains dans Little Ethiopia, bien plus authentiques
que le Little Paris de Las Vegas, je vous rassure.
Ce n'est plus exactement
la route 66, mais le détour par Hollywood boulevard s'impose avant
de passer devant les panneaux de Beverly Hills. Je raconterai
peut-être leur histoire sur ce blog, dans une autre aventure, car
vous savez qu'ils sont des mondes à eux tout seuls qu'il serait
inutile de vouloir décrire dans ces maigres paragraphes de fin de
route.
Nous descendons Santa
Monica boulevard, et il ne nous reste plus que Lincoln boulevard pour
finir officiellement la route, après avoir garé la voiture dans un
lieu moins touristique, c'est-à-dire chez moi, sur le parking de mon petit appartement de Santa Monica.
Pendant des mois, j'ai
eu la chance d'habiter, en colocation avec un Hawaiien d'origine
asiatique et un apprenti kiné adepte de cannabis médical, un
appartement à quelques rues de la plage. Mais nous, les voyageurs, en arrivant, nous garions la rouge Denise
à côté de mon autre décapotable, Albertine la blanche, mon
véritable amour, dont le nom de famille est Mercedes ; elle
fait le fond d'écran de ce blog et son histoire aussi sera peut-être
publiée un jour sur les pages que me prête Internet sur son livre
sans fin. Nous garons donc notre Chrysler rouge et descendons à
pied tous les trois vers la plage.
Third street
promenade, son centre commercial de plus en plus couru, ses
artistes de rue, ses buissons taillés en forme de dinosaures. Oui,
oui, oui : depuis quelques heures, des blondes, des tatouages,
des touristes, pas de doute sur le lieu où nous nous trouvions, c'était bien
un film ou une série télé américaine. Juste après, traverser
Ocean boulevard : quand j'écoute le titre Island in
the sun de Weezer, c'est là que je me trouve, au volant
d'Albertine, en direction de la highway 1-0-1.
Enfin nous débarquons
sur le meilleur des piers. Le pier :
c'est ainsi qu'on appelle la jetée de Santa Monica, si fameuse sur
les cartes postales et dans les coins de caméra d'Alerte à
Malibu, qui ne se passe pas du
tout à Malibu. Santa Monica * yacht harbor * sport fishing
* boating * cafes : tout un
programme – nous franchissons le panneau en arc sous lequel passent
les piétons pour entrer dans ce lieu sacré du bout du bout du
monde. Les nouvelles Converse fraîchement achetées dans une
boutique du centre viennent grincer sur le bois de ce pier, dire
bonjour au poste de police bleu et blanc en forme de crayon
futuriste, aux salles d'arcades et aux vendeurs de pop corn, aux
stands de casquettes et de lunettes au dessus de l'eau, ainsi qu'aux
derniers guitaristes mélancoliques dans le soleil.
(Soit
dit en passant, j'ai toujours pensé qu'Under the bridge
des Red Hot Chili Peppers était comme un hymne du Pier, qui doit
chanter son amour de LA dans la langue de son bois.)
Alors, dernière photo
dans le dernier endroit touristique de la Route ? Devant le
dernier gift shop au-dessus
des vagues, tout au bout du pier, avec
la carte de la route 66 et des souvenirs de lieux où les touristes
ne sont pas allés. Un dernier sourire, perdu dans trois infinis
égaux : celui du ciel, celui du Pacifique et celui de la jeunesse.
Puis on oublie, et on va saluer les
pélicans qui font concurrence aux pêcheurs. Si le paradis est dans
le ciel, il est possible que cette partie du ciel soit au-dessus de
Los Angeles.