Sur le bord de la route,
les joshua trees nous saluent. Un panneau indique que leur
parc national, leur cour de récréation, la partie du désert où
ils se retrouvent tous, est à quelques kilomètres de là. Ces
arbres secs font penser à un croisement entre le pommier et le
cactus, leurs branches ont des pompons secs et touffus, véritables
pom-pom girls des étendues de sable prêts à acclamer les voitures par leur
silence.
A vrai dire, Joshua
tree est un lieu un peu mythique, et abrite une ville alternative
construite de bric, de broc, de taule, de planches et parfois de
béton sous des peintures variées. Les habitants semblent une sorte
de hippies du désert, cousins dans la sécheresse des hippies plus
humides, et, disons-le, plus bobo, de San Francisco. A Joshua tree,
les friperies remplacent les boutiques de vêtements, les restaurants
sont bio ou vegan, et quelques praticiens de médecines
« énergétiques » vous proposent les services de
l'univers pour soigner vos maladies naturelles ou surnaturelles, un
peu comme dans les pays du vaudou africain. Il arrive que les
musiciens fassent chanter les grains de sable en improvisant des
concerts collectifs sous ces arbres mystérieux. On dit même que Led
Zep' et d'autres groupes non moins fameux de leur époque se
réfugient quelquefois, incognito,
dans le saloon de la ville. Mais chut, gardez le secret, s'il vous
plaît.
Le long de la route, les
voyageurs, les passants du désert ont laissé leur nom sur le talus.
Pour faire de même, il suffit de ramasser quelques pierres et
d'écrire votre nom pour qu'il rappelle votre passage aux road
trippers du futur, tant que le sable ne les aura pas engloutis de
nouveau dans son ventre chaud. Graver le souvenir de vos voyages sur
la poitrine du désert a toutefois un coût : il faudra
affronter la chaleur du désert de Mojave et les chatouilles des
serpents qui habitent par ici. Ce sont peut-être les raisons pour
lesquelles j'ai préféré que nous laissions nos souvenirs sur un
blog. Les noms placés les uns à la suite des autres n'en dessinent
pas moins une fresque de plusieurs kilomètres de long, qui donnent
un avant-goût d'autres lettres, moins naturelles et moins
personnelles mais pas moins plaisantes à apercevoir, au sommet d'une
colline dans une ville à l'autre bout de l’État.
Par endroits, nous
croisons des paysages sortis tous droits d'une apocalypse, comme un
écho dans le paysage aux fins du monde météorologiques du Texas.
Bagdad, Siberia : les déserts ont des noms qui
rappellent ceux de leurs cousins d'autres continents, et l'antiphrase
sibérienne exprime bien la chaleur que nous traversons. Dans cette
chaleur au milieu du sable, quelques plaques de béton éventrées
rappellent encore la forme de murs, presque d'une maison, ou en tout
cas d'une cabine qu'on aurait habitée. Les tags des voyageurs la
recouvrent et lui rendent des couleurs, anarchiques. Les pierres et
les éclats de verre disposés en formes significatives semblent les
derniers totems d'une civilisation disparue, peut-être la nôtre
dans les pires dystopies de pollution et de gaspillage que l'on écrit
depuis les années 90. Les tourbillons de l'air chaud jouent avec les
sons métalliques d’un panneau quelque peu disloqué.
« Rien »,
« aridité », « au milieu de nulle part »,
« immensité », « végétation sèche » sont
les expressions que j'ai eu le plus de mal à remplacer en rédigeant
ces pensées, tant elles revenaient dans le paysage. Pourtant, dans
ces étendues désolées, ce nihilisme fait nature, dans ce néant
ornementé de poussière et de chaleur, nous sommes plus que jamais
dans un monde parallèle, fait de liberté – comme une cinquième
dimension qui viendrait après le temps et l'espace, et qui nous fait
sentir encore plus nous-mêmes que nous-mêmes. Dans un rêve, nous
aurions volé, mais il s'agissait bien de réalité et nous n'en
avions même pas besoin. Le passé et le futur étaient à nos pieds
sur la route, sans parler du présent, qui nous avait prêté son
âme, et à qui nous ne l'avons jamais vraiment rendue, grâce à la
jeunesse éternelle de la Californie, et de ces souvenirs qui
l'emprisonnent : le vent caressait notre pare-brise décapoté...
La lumière très
agréable des fins d'après-midi, cette blondeur claire, ces reflets
sur les montagnes lointaines et les coteaux de sable, nous faisait
oublier que le désert était désert, sauf quand le compteur
d'essence devenait proche de zéro. Alors, comme un « il est
temps » suggéré par le tableau de bord plein de ses
aiguilles, nous respectons la parole de l'Animal, le seul vrai animal
machine qui soit au monde et le meilleur ami de l'homme après le
chien : notre voiture. Elle nous suggère le Ludlow café, un de
ces cafés avec un gigantesque toit triangulaire juste à côté
d'une station-service, comme on pouvait en trouver au fond de
l'Australie des années 50 où s'arrêtent les routiers, à Alice
Springs ou ailleurs. Une serveuse solitaire et silencieuse nous
apporte des chocolats chauds, comme s'il pouvait y avoir quelque
chose de froid dans le désert.
Dans les environs, un
peu plus loin sur la Route, se trouve un autre café célèbre, que
le cinéma a contribué à vous faire connaître. Le Bagdad café a
gardé toutes les caractéristiques du film, tout en montant un peu
les prix pour les touristes. Il a toujours la caravane métallique du
hippy de cinquante ans aux vêtements d'Indien tombé amoureux d'une
Bavaroise robuste, et le Bagdad motel, juste à côté, est à vendre
si vous souhaitez rester plus d'une journée, ce que, je pense, ne
fait pas grand monde. Je soupçonne le lieu d'être un repaire de
Français, pourtant il n'est qu'un décor de cinéma : le vrai
Bagdad café, qui inspira le film, est un lieu délabré, vraiment
oublié des hommes, dans le désert de Bagdad que nous traversions un
peu plus haut.
Pour le soir, Barstow,
un de ces villages perdus que le freeway
a fait soudainement renaître par des motels, des fast-foods et des
marchands de voiture, nous ouvre ses bras. Ceux-ci sont très
confortables, notamment parce que nous découvrons une chaîne de
restauration américaine fondée sur les tartes, ou plutôt les pies,
et qui ne m'a jamais déçu depuis, j'ai nommé Coco's.
Endroit merveilleux pour un dessert après un bon Denny's.
Au
« Route 66 motel », nous rencontrons un couple de
Français, à peine sortis de leurs combinaisons de motards. Ces
amoureux de la route nous racontent leur histoire d'amour comme nous
parlons de la nôtre. Ils évoquent d'autres rencontres, comme celle
des communautés hippies de Madrid, pas loin de Sante Fe au Nouveau
Mexique, qui sont bien partis pour faire durer les années 70
jusqu'en 2060. Ailleurs, c'est un hôtel luxueux qui les a reçus sur
une ère d'autoroute pour une bouchée de pain, sorte de palais des
rêves inconnu des civilisations et pourtant en plein continent
américain. Un autre village dont j'ai oublié le nom, en Arizona,
était rempli de fous, réunis en une sorte de secte syncrétique
sans règles, où les médecines alternatives se pratiquent et les
prêtres des énergies se rencontrent. Peut-être des cousins
éloignés de Joshua Tree ?
Malgré le charme de
leur voyage et les yeux éblouis par les grands parcs où ils ont
fait un détour, leurs vingt jours de moto semblent avoir été moins
confortables que nos jours de décapotable : la location des
deux motos coûtait plus cher que l'achat de notre voiture, et le
moteur leur chauffait les jambes dans le désert, là où nous
goûtions la saveur du vent aux différents endroits du paysage. Ces
Français très sympathiques sont pourtant un signe que s'estompe la
couleur locale des rencontres fortuites, celles du Missouri ou du
Nouveau Mexique, et que nous approchons d'une civilisation des
vacances, qui, contrairement à nos certitudes les plus profondes et
les mieux ancrées, n'avait pas cessé d'exister pendant notre
voyage.
C'est la fin d'un
périple : demain, dernier jour. Dernier jour ! Je n'ai pas
envie de dire déjà, car nous pensons avoir passé deux cents
ans sur la route et traversé cinq continents tantôt habités et
tantôt déserts. Mais quelle émotion ! C'est un retour à LA !
Ma ville ! Une familiarité pourtant exotique, un havre de paix
pour écrire et se souvenir dans le calme et le hip-hop west
coast, après l'éblouissement de tant de beautés attendues
ou fortuites. Santa Monica ! L'océan ! ...