Les
derniers moments d'Arizona sont une vraie traversée. La montagne se
fait brusquement abrupte, et l'on trouve là l'un des passages
réputés les plus dangereux de la route. Ce sont des virages étroits
dans des montées raides, des rochers impitoyables sur les flancs,
dans une chaleur que le climat rend de plus en plus significative.
Quelques excroissances rouges ou jaunes de la roche forment de jolies
sculptures qui répondent aux sculptures en creux formées par le lit
des ruisseaux asséchés. J'aurais voulu les observer, mais
l'attention que demandait alors la conduite le rendait difficile, et
il me semblait important d'y survivre pour pouvoir au moins en
raconter les contours.
Pourtant,
le village d'Oatman explique où les hommes ont trouvé le courage,
ou puisé la folie de creuser des routes sur ces chemins hostiles.
Ces maisons de bois, ce vieux saloon et cet hôtel Belle Époque
furent une petite ville dans les premières années du XXe siècle, à
laquelle la soif maudite
de l'or
donna près de 3500 habitants en l'espace d'une année, moins les
quelques-uns qui en furent victimes. Ce village de mineurs d'or
tient, paraît-il, son nom d'une jeune fille, Olive Oatman :
enlevée par les Indiens et réduite en esclavage, elle avait été
finalement libérée sur le lieu du futur village. Comme dans les
contes où de jeunes et faibles filles sortent l'argent et les bijoux
de leur bouche grâce à leurs paroles bienveillantes, l'innocence
d'Olive aida les prospecteurs à percer les secrets de cette terre
brûlante. Les wagons, l'entrée des galeries sont encore visibles de
nos jours, mais, au risque de vous décevoir, les quelque 2 milliards
de dollars d'or qui s'y trouvaient ont bel et bien été aspirés par
l'avidité humaine.
Oatman, devenu ville
fantôme dans les années 60, a redressé les planches de ses
bâtisses en les faisant reposer sur les piliers du tourisme.
Aujourd'hui, le village fait semblant de revivre : les gift
shops sont cachés dans d'anciennes boutiques d'or ou de blue
jeans du temps; les ânes
encombrent la route pour gêner et charmer les conducteurs ;
quelques habitants barbus à cheveux
longs (il faut bien l'un ou l'autre) viennent exercer publiquement
leur droit de porter des armes à feu et leur chapeau de cow-boy.
C’est à se demander si ces derniers ne sont pas payés par les
magasins de souvenirs – non franchement, vous croyez une seconde
que ce flingue est chargé ? – Touriste ! rends-moi ma
pépite d’or ! (mon nugget)
« One
way, or another, I'm gonna find ya ! ... » les
70's de Blondie murmurent sur une guitare saturée un enthousiasme
électrique. Les montagnes ont des formes somptueuses : elles
sont une métamorphose d'Arizona en Californie, car la ligne droite
des plateaux a fait place aux faces irrégulières, rebelles, des
montagnes jeunes. Ces montagnes jeunes ont la forme des pépites que
les chercheurs allaient arracher aux lieux où Dieu, pour la paix des
hommes, les avaient si bien cachées. La vallée dans laquelle nous
descendons est plus chaude elle aussi, et sèche comme une Californie
du Sud. Seul le Colorado s'y glisse dans le lit vert qu'il a nourri
sur ses rives.
Ce moment unique à
quelques mètres de la frontière californienne, ce seuil du bonheur
et de l'émerveillement, cette explosion paisible de joie, ces échos
de We are the champions au
sortir des mines d'or, méritaient au moins d'être inscrits dans
l'éternité d'un burger dans le dernier restaurant d'Arizona. Cet
établissement de Topock, juste au-dessus d'une pièce d'eau
alimentée par le Colorado, a ses bateaux à moteur au milieu des
roseaux et une vue imprenable sur le désert pour les consommateurs
de tourisme (pour les Californiens qui mettent un doigt de pied en
Arizona?). Une vie plus moderne commence. Le passé, jusqu'ici si
présent sur la route 66, semble terminé. Le présent peut
commencer.
On
peut dire qu'il commence mal, si nous nous fions au souvenir laissé
par ce lieu, où nous rencontrons les serveurs parmi les plus
désagréables de l'Amérique, les êtres humains les moins courtois
de la route 66 depuis le dépanneur de l'Illinois. Commandes
volontairement mal comprises pour faire payer plus, service long,
absence totale de sourire, équivalurent au pourboire le plus faible
que j'aie jamais laissé dans un restaurant aux États-Unis (environ
1 centime). Je précise qu'aux États-Unis, les serveurs sont payés
principalement au pourboire. Bref, il était temps de passer le pont
blanc sur le Colorado : la Californie nous attendait.